La disputatio est une méthode ancienne qui présente de nombreux avantages. Parmi les missions de l’Institut Ethique et Politique, il en est une qui est de cultiver le doute face aux certitudes et de valoriser la liberté de chacun à penser différemment, sans qu’aucun point de vue ne soit présenté comme définitif. Il est vrai que grande est la tentation de rechercher le consensus par le ralliement à une position majoritaire pour mettre un terme à la discorde. De premier abord, cela nous semble le prix à payer pour garantir l’unité. Pourtant il serait dommage de faire taire ou d’étouffer l’expression d’opinions peut-être plus réconciliables qu’il n’y parait..
Construire un raisonnement cohérent
Le terme « dispute » a acquis dans sa version moderne le sens d’altercation. Pourtant, celle-ci n’est pas la signification du terme latin. Au Moyen-Âge, la disputatio consistait en un débat au cours duquel deux étudiants (un opponens et un respondens) recherchaient des arguments et contre-arguments en réponse à une question posée par leur maître. Il était attendu d’eux qu’ils construisent un raisonnement cohérent, en phase ou non avec leur opinion personnelle, et qu’ils écoutent et reconnaissent la pensée de l’autre malgré les différences.
La disputatio : une technique qui a fait ses preuves
La disputatio est un exercice qui nous paraît bon pour notre temps. Cette technique consiste à organiser l’échange de vues. Non pour trouver qui a raison et qui a tort, mais pour montrer la diversité des idées et des analyses, des convictions et des préférences, tout autant que des répulsions et des rejets. Les « disputatio » de l’Institut Ethique et Politique sont des espaces pour réfléchir, analyser, déployer ou contredire des idées. Il s’agit de formuler des questions et de chercher différentes manières d’y répondre, voire d’ouvrir des pistes qui sont de nouvelles questions. L’objectif n’est pas de trouver la vérité, mais de rechercher le bien commun grâce à la bonne volonté des participants.
La disputatio est un service rendu à la démocratie
S’il est essentiel de pouvoir dire à son interlocuteur que l’on n’est pas d’accord avec son opinion, il l’est tout autant de considérer que de telles divergences ne sont pas une anomalie dans les relations humaines, mais une incroyable opportunité pour elles. Toute vision unilatérale du monde dans lequel nous vivons enferme l’esprit humain dans une totalité conceptuelle qui mène au totalitarisme. En effet, c’est de la multiplicité des points de vue que naît l’enrichissement des connaissances, la réflexion et le développement de la pensée humaine. Pour s’en convaincre, ce texte propose au lecteur un petit état des lieux de ce que recouvre le débat contradictoire, pour ensuite tenter d’identifier les bienfaits de son usage tant pour les décideurs politiques que pour les citoyens qu’ils cherchent à convaincre.
Pour Platon, mieux vaut convaincre que persuader
Dans la plupart de ses ouvrages, Jürgen Habermas rapproche l’éthique de la discussion du bon fonctionnement de la démocratie. Avec cette démarche, il prolonge les principales réflexions critiques développées par Platon contre le jeu trouble de la rhétorique dans la démocratie athénienne. Le monologue cherche à persuader plus qu’à convaincre. Rappelons que Socrate refusait d’écrire tout livre, puisqu’un livre n’est qu’un monologue écrit et nous ne connaissons de lui que les dialogues dans lesquels Platon le met en scène. L’acte de persuader constitue un véritable danger pour la démocratie. Il est, pour Platon, constitutif de la rhétorique : il faut flatter le peuple, lui être agréable, le séduire, et lui donner du plaisir dans la considération que l’on feint de lui accorder alors même que, en fait, on le considère comme un réceptacle passif.
« Convaincre » sonne comme une victoire commune
La philosophie privilégie le convaincre dans la mesure où l’autre y est considéré comme un acteur rationnel, capable de contredire, d’argumenter. L’idée même de « con-vaincre » évoque une victoire commune, tandis que l’idée de persuader suggère une influence qui traverse l’individu (per), le retourne complètement en privilégiant davantage la manipulation, les sensations ou les sentiments par rapport à la raison, au risque d’induire une volatilité ou une instabilité de l’opinion, au contraire du convaincre.
Elections en France : des débats politiques qui décoivent
Pouvoir affirmer publiquement ses désaccords constitue l’une des libertés fondamentales conquises à la sueur du front de générations qui nous ont précédés. Les sociétés démocratiques se flattent de placer la libre confrontation des idées au cœur de leur fonctionnement, avec au premier rang le processus électoral. Souvent âpre et sans concessions de part et d’autre, celui-ci s’interrompt à la veille du vote, afin de laisser chaque électeur se décider dans un minimum de sérénité.
Une véritable disputatio est un risque pour les politiques
Aujourd’hui, les hommes politiques qui acceptent de se confronter publiquement à leurs adversaires sont rares. Peut-être s’appliquent-ils à eux-mêmes les formules ravageuses du risque zéro ou du principe de précaution ! Leurs stratégies de communication écartent le risque de se mettre en danger. Dommage, car vouloir discuter est une marque de bonne volonté. Dans une disputatio, il s’agit pour toutes les parties d’apprendre en écoutant un argument de qualité et de progresser dans l’approfondissement de ses propres idées. Puissent ces principes inspirer l’animation des débats par les journalistes. Par exemple, ils pourraient pénaliser en temps de parole ceux qui interrompent et ravissent la parole sans laisser l’autre achever son argumentation. Ils pourraient intervenir pour déjouer les pièges que l’un peut tendre à l’autre. La disputatio demande que l’on suive certaines règles pour ne pas la rendre contreproductive.
Chaque période d’élections laisse un goût amer aux citoyens.
Candidats et journalistes déçoivent ! Les monologues parallèles n’ont pas amélioré la qualité du débat public. Ils relèvent plus de la publicité comparative que d’une disputatio. Après chaque séance, les auditeurs évaluent davantage la capacité de séduction de chaque compétiteur que leur capacité à débattre et la solidité de leurs arguments. La démocratie exige le recours aux principes de la disputatio entre candidats, notamment entre un président sortant défendant son bilan et les autres candidats comme cela pouvait être le cas il y a encore trente ans. L’émission télévisée « L’Heure de vérité » nous montrait des journalistes capables de titiller la personnalité politique invitée.
Certaines méthodes des médias empêchent un véritable échange d’idées
Certaines chaînes d’information en continu nous ont habitués à un spectacle de confrontations stériles. Ce qui est recherché, c’est bien le spectacle d’orateurs s’invectivant les uns les autres, s’affrontant non pour faire avancer une réflexion, mais pour imposer son point de vue à l’autre. Parmi les obstacles à une véritable disputatio, il y a les rumeurs, les traitements médiatiques orientés et les sondages permanents. Pourtant, les journalistes n’ont-ils pas un rôle décisif à jouer pour la démocratie ?
L’idéologie : ennemi de la disputatio
Pour bénéficier des fruits d’une bonne disputatio, la conviction ne doit pas être emmurée dans la citadelle d’une idéologie qui ne validerait que son propre point de vue, rejetant par principe tout ce qui peut le contredire. On ne serait pas là dans l’échange d’idées, mais dans la défense d’une certitude que rien ne peut venir ébranler. La disputatio serait réduite à un ou deux discours prêchant pour sa propre chapelle et semblant nier à l’autre le simple droit d’avoir un avis différent. Tout changement deviendrait alors inenvisageable même si toute disputatio ne se conclut pas par l’adoption du point-de-vue d’autrui. Pourtant, si chacun peut camper sur ses positions à l’issu de ce débat, si celui-ci a été bien mené, un petit quelque chose a quand même changé chez chacune des parties!
La disputatio : une pratique de l’Institut Ethique et Politique
Confronter des avis divergents constituera toujours un atout pour comprendre le monde, soi-même et les autres. C’est dans la relation réciproque que l’on peut mesurer les forces et faiblesses de sa propre argumentation et de celle de son interlocuteur. C’est aussi dans cet exercice de disputatio qu’on élargit son champ de vision en s’ouvrant à une autre manière d’aborder une même réalité. On découvre des dimensions qu’on avait jusque-là ignorées ou négligées ; en accédant à tout ou partie d’une logique différente à laquelle on n’avait pas accès. Et on ne pense pas tout à fait et complètement comme avant. Soit cela a permis d’affiner son propre raisonnement, soit on l’a modifié pour mieux tenir compte de la complexité du problème traité qu’a mis en évidence la démonstration adverse.