Qu’est-ce que le christianisme a apporté à l’Europe ?

par 22-08-2024Actions, Actualités, Élection européenne, Etat moderne, Rencontres publiques

Le 5 juin, juste avant le premier tour des élections européennes, l’IEP organisait à Paris une soirée-événement sur ce que le christianisme a apporté à l’Europe. Cette 11e édition des Dialogues sur l’essentiel réunissait Fabrice Madouas, secrétaire général de la rédaction de l’hebdomadaire France Catholique, qui coordonna un dossier sur saint Benoît, patron de l’Europe, l’historien Jean-François Chemain, auteur de Ces idées chrétiennes qui ont bouleversé le monde (Artège, 2023), Laurent Fourquet, normalien, énarque, auteur de Le christianisme n’est pas un humanisme (Pierre-Guillaume de Roux, 2018), et Laurent Sabbah, consultant en entreprise – dont les conseils s’inspirent de la Règle de saint Benoît.

Savoir d’où l’on vient pour savoir qui l’on est. En 1964 au Mont Cassin, le pape Paul VI proclama saint Benoît (480-547) patron principal de l’Europe. L’ermite de Subiaco (480-547), né dans une famille noble de Nursie, établit une Règle pour se mettre au service et à la recherche de Dieu. Tout partit de ce travail sur l’âme et l’intelligence. Grâce à lui, l’Europe se couvrit de 100 000 monastères, 20 000 abbayes et 10 000 prieurés. Le monachisme n’était pas mu par un « projet européen » mais permit l’émergence d’une identité commune à tous les pays maillés par cette multinationale. « Les monastères n’étaient pas des citadelles étanches », rappela Fabrice Madouas. Ils rayonnaient par capillarité. Chacun avait son école. On y apprenait à lire, à copier, à compter, à penser. Ces centres de la vie intellectuelle furent des ascenseurs sociaux. Les monastères formèrent les élites carolingiennes, les souverains jugeant utile et bon d’adosser leur pouvoir à une direction spirituelle. Malgré cet apport, « le président Jacques Chirac, ajouta Fabrice Madouas, refusa de reconnaître les racines chrétiennes de l’Europe au nom de la laïcité et de la sérénité de l’espace culturel européen » (sic).

Jean-François Chemain traita des valeurs chrétiennes de l’Europe. Il nota la distinction du spirituel et du temporel, laquelle fit éclore la liberté. Celle-ci émancipa les femmes, les esclaves, développa les sciences. Cet élan permit à l’Europe de dominer le monde. La situation se retourna avec la modernité. Combattue et concurrencée par l’État, l’Église se retrouva aux marges de la société. L’Europe demeura toutefois imprégnée par un mode de pensée chrétien. Mais, s’écria Jean-François Chemain, « de cette civilisation il ne reste plus que des réflexes ». Un christianisme dégradé, dévoyé, rend l’Europe aveugle à ses propres intérêts. Le Vieux Continent se laisse piéger par des bons sentiments. Une phrase telle que « j’étais étranger et vous m’avez accueilli » justifie l’accueil inconditionnel des migrants. Une autre comme « qui suis-je pour juger ? » aboutit à tolérer l’union de personnes de même sexe, etc. Jean-François Chemain distingua aussi quatre niveaux de christianisme : la foi, la pratique, l’identité et l’anthropologie. Les trois premiers sont mal en point et le quatrième est près de céder. Aussi l’Europe est-elle en train d’expulser le christianisme tout en gardant un réflexe de fraternité universelle qui en provient.

Laurent Fourquet rappela que l’Europe actuelle « se pense comme un projet sans histoire ». La pensée des Lumières est ahistorique. Certes, les pères de l’Europe (Adenauer, Monnet, Schuman, Gasperi) venaient de la démocratie chrétienne mais cette filiation est morte, l’Union européenne à dominante libérale ayant refusé l’héritage chrétien. Laurent Fourquet répondit en fait à la question « pourquoi l’Europe s’est-elle déchristianisée ? » Car, selon lui, on ne peut pas juste reprocher à l’UE son ingratitude et porter le deuil d’une époque révolue. Les chrétiens eurent leur part de responsabilité. Des intellectuels pensèrent le christianisme dans les termes de la philosophie grecque, en oubliant la rencontre avec le Christ et avec la Croix si chère à Blaise Pascal. On fit de Dieu une représentation et un garant permettant à l’homme de s’émanciper, sous prétexte que l’essence du christianisme serait d’avoir investi la créature de sa capacité à façonner le monde. « Ce projet de Dieu pour l’humanité est la racine de la modernité », observa Laurent Fourquet. Il fit advenir l’humanisme qui donne à l’homme la première place et relègue Dieu au niveau des concepts. Dès le XVIe siècle, la déchristianisation de l’Europe était en marche. Avec l’humanisme, « l’Europe inventa un processus hors de Dieu », résuma Laurent Fourquet. Il s’ensuivit que l’homme prit la première place. Se détournant de la Croix, il se mit à consommer le monde, c’est-à-dire à considérer tous les objets, y compris les corps, en termes de supplément de jouissance. Aujourd’hui, le paradigme européen et occidental, dit Laurent Fourquet, « est que tout ce qui prétend limiter ma consommation du monde est illégitime ». Ce projet-là, né de l’humanisme, n’a rien de chrétien. Il s’accompagne d’une crise de la vérité, laquelle est le grand impensé de notre temps. Si la vérité s’impose à l’homme, la consommation l’invite à que tout se conforme à son désir. Les institutions souffrent d’une crise comparable : nul n’attend plus qu’elles incarnent quelque chose qui dépasse l’homme et l’élève. En revanche, le citoyen exige des institutions qu’elles servent ses désirs. La religion n’échappe pas à ce rapport de consommation : je veux que le monde soit confortable, et la religion doit dire comment je vais me trouver bien.

Laurent Sabbah prit enfin la parole pour dire à quel point la Règle de saint Benoît est précieuse pour l’entreprise. En écartant tout paternalisme, il expliqua que le père abbé peut inspirer le dirigeant, dans le sens où celui-ci doit « ouvrir la route ». Pour cela, il faut qu’il soit exemplaire, car l’autorité a pour finalité de servir non d’asservir. qu’il sache écouter avant de décider, ce à quoi contribue le silence auquel la Règle accorde une grande place. Laurent Sabbah souligna deux préconisations bénédictines : qu’on ne puisse pas piloter une équipe de plus dix personnes et que le père abbé soit élu. Saint Benoît est aussi vivifiant pour les micro-sociétés que sont les entreprises. Sa Règle encourage la capacité à agir, ce qu’on appelle aujourd’hui l’empowerment, le célèbre moine aimant à « regarder tout homme dans sa complétude », nota Laurent Sabbah. Saint Benoît recommande aussi que les solutions soient trouvées au plus près du terrain, ce qu’on désigne de nos jours sous le nom de subsidiarité, un principe théoriquement cher à l’Union européenne et que l’IEP ne cesse de promouvoir.

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