Au milieu de la crise actuelle, les gestes de charité expriment un jugement culturel et politique. Et ils nous remettent face à une question décisive : proposer un idéal concret, qui puisse répondre aux besoins et toucher le cœur de l’Homme.
Cela fait désormais quelques années que l’on répète avec toujours la même consternation : il y a une crise de l’éthique dans la politique, en France et ailleurs. Les dernières élections qui ont vu Emmanuel MACRON être élu puis réélu qui auraient dû marquer un tournant tant attendu et célébré (du moins si l’on s’en tient des commentaires après l’élection présidentielle de 2017), n’ont fait que renforcer le sentiment mélancolique que la politique a perdu une fois pour toutes son rôle de représentation ; cela se perçoit par le niveau de défiance des électeurs notamment au regard des dernières élections comme la désaffection générale des français pour la participation aux élections des instances représentatives comme celles des « syndicats ».
Ce sentiment est alimenté par les réseaux sociaux et exploité par de nombreux médias, qui jouent le jeu de ces influenceurs qui aiment s’identifier avec un discours négatif et la déstructuration de la société. Qu’importe s’il n’y a aucune proposition concrète qui vise à construire quelque chose ? Pour la plupart des gens cela n’a aucune importance ; maintenant il faut détruire, parce que tout est corrompu et rien ne mérite de rester intact…
Ainsi, tout le monde a sous les yeux le fait que la politique est en pleine crise. Mais selon notre analyse, cette crise désastreuse n’est pas due seulement à la carence d’une classe dirigeante ni à la disparition des « corps intermédiaires » – tels que les associations, les syndicats, etc. –, bien que cela soit des facteurs toujours plus évidents d’affaissement. Au fond cette crise est due à tout autre chose : au fait qu’on ait renoncé à penser la politique avant tout comme une tentative d’exprimer un idéal.
L’aspect plus dramatique de l’époque que nous vivons est justement cette absence d’idéal et des propositions qui l’accompagne. Quand bien même il s’agirait d’idéaux spécifiques ou limités, tels qu’on les a vus à différentes époques de notre histoire (en Soixante-huit, par exemple) au cours desquelles certaines initiatives étaient malgré tout, une tentative de donner des réponses aux questions plus profondes de l’homme. Même si, ces initiatives ont trahi cet élan initial, en devenant des idéologies car elles n’ont pas considéré tous les aspects de la réalité. Mais maintenant nous constatons avec amertume qu’il n’y a même plus de tentatives.
Pourquoi, aujourd’hui, l’« instinct » prend-t-il toujours plus le dessus dans les jugements que nous exprimons et par conséquent, dans les décisions que nous prenons ? Parce que, à partir du moment où il n’y a plus un idéal affirmé et reconnu au sein de la société, et pour lequel on serait prêt à s’engager, les seules choses qui comptent sont le besoin immédiat ou l’intérêt personnel. On pense pouvoir être plus libre en agissant ainsi. Seule la vie personnelle compte vraiment. Mais le seul résultat est au contraire, celui de devenir des esclaves de la mentalité commune, cette mentalité qui, sans que l’on s’en aperçoive, nous façonne à son mode de concevoir les choses et que nous pouvions identifier avec le mot « pouvoir ». Parce qu’il y a toujours obligatoirement un pouvoir qui manipule l’opinion, qui nous oblige à faire ce qu’il veut. Il en sera toujours plus ainsi étant donné que nous concevons toujours plus l’homme comme un individu autonome, sans relations, sans liens affectifs, sans racines ou sans liens avec des réalités éducatives authentiques qui puissent soutenir la construction d’un sujet humain intégral.
Nous devons nous apercevoir qu’il s’agit du chemin que nous avons pris, plus ou moins consciemment. Et il faut changer de voie.
C’est pour cette raison que depuis sa création, l’Institut Ethique et Politique a proposé une modalité différente de vivre le rapport avec la politique qui ne concerne pas seulement les chrétiens. Il ne s’agissait pas de défendre un point de vue et de renoncer à quelque chose. Mais plutôt d’affirmer la nécessité de prendre conscience de ce changement historique, en cherchant à traiter l’origine de ce malaise qui détruit les fondements de notre société.
En quoi consiste le souci éducatif de notre initiative ? Dans l’affirmation que la première protection contre ce pouvoir est la construction d’un sujet humain libre. L’idée de promouvoir un mouvement politique inspiré du christianisme, alors qu’il n’y a plus un tissu social qui l’identifie, risque d’être encore un nouvel échec si on ne se pose pas les bonnes questions : aujourd’hui plus que jamais, il sera impossible de créer un parti s’il manque un sujet qui vive une certaine expérience idéale. C’est là le véritable problème. Le défi actuel est le suivant : reproposer le fait que vivre un idéal est quelque chose de très concret. Nous préférons donc promouvoir une vision métapolitique qui vise à redonner à chaque personne sa capacité d’initiative. C’est ce que nous proposons au travers de la « société subsidiaire ».
A ce propos, je crois que les gestes de charité que l’IEPM a pu réaliser depuis plusieurs années notamment dans le soutien aux chrétiens d’orient en Irak ou au Liban ou encore en s’intéressant à l’avenir de Notre Dame, ont un sens qui va bien au-delà de la récolte de biens ou de fonds pour ceux qui en ont besoin. La vérité est que ces gestes affirment publiquement un jugement culturel, mais également politique, dans la mesure où ils représentent une façon concrète de reproposer un idéal, qui peut devenir une hypothèse de réponse à certains besoins.
A notre avis la véritable origine de la valeur éducative de ces gestes, tout d’abord pour ceux qui y participent, se trouve dans l’affirmation que l’idéal pour lequel on se rassemble – pour lequel on peut penser de construire et reconstruire avec espoir et même face à un futur incertain -, arrive, doit arriver jusqu’au fait concret de toucher le besoin de chaque personne. Seul un tel idéal concret et totalisant peut avoir la force de contaminer d’autres personnes dans une époque où rien ne semble plus avoir la force de nous toucher, et où nous ne sentons même plus le besoin de nous unir pour créer ou même pour comprendre. Parce qu’à l’époque de la digitalisation chacun a accès à tout sans besoin d’une intermédiation humaine…
Nous vivons aujourd’hui, dans un contexte qui offre de nombreux défis à tous les niveaux pour la société et l’humanité. Mais il manque un jugement clair et lucide au milieu de tout cela.
Pourquoi devons-nous revenir à la charité pour reproposer l’idéal ? Parce que la seule chose qui peut avoir la force de toucher le cœur de l’homme, quelle que soit la situation dans laquelle il se trouve, c’est de s’apercevoir d’un regard différent sur lui, s’apercevoir qu’il existe quelqu’un pour qui sa vie a une valeur. S’apercevoir qu’il a un destin et que ce destin est un Bien.
Voir des gens qui vivent avec cette intuition bonne, profondément humaine. C’est là le début d’un monde nouveau, parce qu’il s’agit du début d’un sujet nouveau dans l’histoire, qui naît à partir de la conscience d’une présence invisible et transcendante. Seule la charité peut permettre à un peuple qui, au lieu d’être le sujet d’une histoire humaine pleine d’affrontements, devient protagoniste de son histoire dans la recherche d’un bien commun. Parce que la charité c’est regarder la présence, chaque présence dans sa valeur humaine intégrale. Sérénité et joie, donc ce que nous désirons dans notre vie quotidienne aussi, deviennent possibles seulement à ces conditions. Autrement, « il s’agit de deux mots qu’il faut éliminer du vocabulaire humain », car ils n’existent plus : « Ce qui reste c’est le fait d’être contents, satisfaits, tout ce que vous voulez mais la joie et la sérénité n’existent plus ; parce que la sérénité exige une gratuité absolue, qui est possible uniquement avec la conscience de la transcendance, avec l’anticipation du bonheur, et la joie en est une explosion momentanée, mystérieuse, pour soutenir le cœur d’une personne ou d’un peuple dans des moments édifiants importants.
Pourquoi faut-il « soutenir le cœur d’un peuple » ? Pour que « ce ne soit plus un amas de visages anonymes mais une humanité unie et réconciliée, ce que désigne les chrétiens par le royaume.
C’est pour cela que la charité est ce dont nous avons le plus besoin : parce que c’est une loi intérieure que nous possédons tous.