Avec notre article sur la place de la tolérance dans le wokisme, l’IEP lance le débat : quelle est notre pratique contemporaine de la tolérance ? Oui, notre époque est de plus en plus imprégnée de la théorie de la tolérance répressive telle que l’appelait de ses vœux Herbert Marcuse en 1965 ! Il plaidait pour une tolérance discriminante, en ce sens qu’elle doit choisir ce qui doit être toléré et non toléré. Cela exige-t-il de restreindre la liberté des mouvements qui s’opposent à des objectifs dits progressistes ?
Pourtant, le traité de Lisbonne, qui a institué en 2007 l’Union européenne, a affirmé que l’UE est, entre autres, « fondée sur des valeurs communes caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance… ». Mais en quoi les auteurs du traité ont-ils pu prétendre que la tolérance « s’inspire des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe » ?
En réalité, ces trois mots sont très liés. L’homme – au sens le plus profond– est doté entre autres de deux critères de base : le premier est sa capacité de discriminer le vrai et le faux, ce qui lui permet de décrire des perceptions ; le second est l’aptitude à différencier le bien du mal, pour évaluer ses actions ou des situations. Or, les deux concepts de « tolérance » et de « pluralisme » ignorent commodément la notion de « vérité » qui, tel un parent pauvre, est laissée dans l’obscurité pour ne pas porter atteinte au subjectivisme en vogue.
Nos constitutionnalistes ont-ils mis en perspective le concept de tolérance avec les héritages qui sont sensés les avoir inspirés ?
- L’héritage Grec
Le concept de tolérance n’est pas une idée développée dans la philosophie grecque. Certes, la cité était en contact avec de nombreuses cultures. Mais si la tolérance est une capacité à entendre des propos novateurs, il faut reconnaître que Platon avait peur du changement.
Et, si Socrate, pendant plus de vingt ans, a développé des propos hérétiques pour son temps, il a toutefois été condamné à mort au motif que l’interrogation socratique était un instrument qu’on qualifierait aujourd’hui de négationniste. Une forme d’athéisme chez lui a d’ailleurs été une des principales accusations de son procès. La tolérance répressive est ici poussée à son extrémité !
Le cœur du débat grec porte sur la manière d’accéder à la vérité et sur les moyens de convaincre. La vérité a pour synonyme grec les concepts de lumière et de dévoilement, comme l’indique l’étymologie du mot alétheia : « La connaissance et la vérité, il est juste de penser qu’elles sont, comme la lumière et la vue, semblables au Soleil dans le monde visible », dira Platon.
Par ailleurs, la pensée grecque, à partir de Socrate et de Platon, s’est drapée dans une volonté de puissance à travers la recherche d’une dialectique de l’opinion vraie. La « volonté de savoir » est donc, d’une certaine manière, la volonté de « faire dire la vérité », de la produire au sein d’une relation intersubjective qui peut devenir un rapport de force, un exercice de pouvoir, dont le résultat final est l’assujettissement, c’est-à-dire la réduction de l’individu au statut de « sujet », d’être humain dominé.
C’est le stoïcisme qui prônera l’individualisme. Comme la sophistique quelques siècles plus tôt, le stoïcisme sera une déflagration intellectuelle qui annonce la philosophie dite des Lumières. Certes, la civilisation grecque s’est nourrie des débats contradictoires sur l’agora. Mais, cette vérité est le fruit d’un jeu de pouvoirs : les discours sur la vérité sont tributaires de la subjectivité des locuteurs, de la contingence de leur contexte, et des insuffisances du langage. La pensée grecque n’érige donc pas la tolérance en valeur, au contraire et les théories de Herbert Marcuse ne sont pas éloignées de cette vision.
L’Europe n’est donc probablement pas l’héritier de la pensée grecque en matière de tolérance. La référence à la tolérance est vain mot au vu de l’usage d’une dialectique qui en réalité impose une pensée unique. L’absence de toute forme de débat public et contradictoire est également bien éloignée des pratiques de l’Agora grecque.
- L’héritage du christianisme
On aura beau jeu de critiquer l’Eglise sur l’intolérance dont elle a fait preuve pendant l’inquisition. Il y a là, une forme d’amalgame entre les pratiques de l’Eglise, institution humaine faillible, et sa doctrine. L’histoire montre même que le droit de la défense a été, en quelque sorte, une mise en œuvre de l’institution des inquisiteurs. En 1376, Nicolau Eymerich, dans son ouvrage « Directorium Inquisitorum » très prisé par les inquisiteurs, écrivait, dans son chapitre intitulé Des défenses de l’accusé: « […] comme les défenses de l’accusé semblent être de droit naturel, on doit encore laisser au criminel la liberté d’employer celles qui sont légitimes et de droit ».
Le droit de la défense est une survivance du droit romain qui a été repris par les tribunaux ecclésiastiques institués par le concile de Gratus, vers 348. Très tôt, ce sont les évêques eux-mêmes qui assument l’essentiel des prérogatives judiciaires, y compris celle de protéger.
Mais paradoxalement, c’est plus au nom du respect de la personne humaine, image de Dieu, que le christianisme a soutenu le droit de la défense. En effet, la tolérance n’est pas un concept évangélique quand on entend le Christ affirmer que « celui qui pratique des choses viles a de la haine pour la lumière [de la vérité] » (Jean 3:20).
Le Christ, face au pécheur, n’est pas tolérant, mais développe une autre culture, celle du pardon. « Va et ne pèche plus » !
Dans le christianisme, il y a deux mises en garde : distinguer l’acte et l’auteur de l’acte et ne pas confondre tolérance et relativisme.
- Distinction entre l’acte et l’auteur de l’acte
On peut être intolérant vis-à-vis du premier, tout en refusant de juger le second.
Cette culture est déjà présente dans la Genèse : Après l’acte fatal, le péché originel, leurs auteurs Adam et Eve s’enferment dans leur individualisme.
La théologienne Anne Lécu explique fort bien que la découverte de la vérité sur le bien et le mal n’apparaît pas si géniale que cela. « Elle permet l’ouverture des yeux, certes, mais sur quoi ? Elle est insatiable et rend nos limites insupportables. L’homme et la femme se cachent… Est-ce pour échapper à la vue de ces limites que l’homme et la femme se cousent eux-mêmes des pagnes ? … La manducation du fruit de l’arbre a produit le désastre du désenchantement ; de nus, l’homme et la femme se sont retrouvés dénudés. Dieu n’accuse pas, ne maudit ni l’homme, ni la femme, mais seulement le serpent et le sol. En recouvrant de tuniques de peau l’homme et la femme, Dieu recouvre non pas leur nudité, mais leur dénudement, leur honte… afin de leur permettre d’habiter le monde, et ce faisant, il leur offre la possibilité d’inventer un nouvel habitus, un nouveau mode de vie entre eux… La tunique de peau est un don de Dieu pour que l’homme vive et puisse construire des relations avec son entourage. C’est une bénédiction ».
Le Christ accomplit dans sa personne la culture du pardon : « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre ».
Le wokisme contemporain est à l’opposé de cet esprit de tolérance en cherchant à condamner, tout à la fois, des actes injustes et leurs auteurs.
- Ne pas confondre tolérance et relativisme
Dans le christianisme, il y a également une mise en garde contre le relativisme. « Croire en la possibilité de connaître une vérité universellement valable n’est pas du tout une source d’intolérance ; au contraire, c’est la condition nécessaire pour un dialogue sincère et authentique entre les personnes ». La tolérance ne consiste donc pas à refuser de rechercher une vérité universelle. Au contraire, « dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde — la première d’entre elles étant le marxisme —, un risque non moins grave apparaît aujourd’hui … : c’est le risque de l’alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile toute référence morale sûre et la prive, plus radicalement, de l’acceptation de la vérité ». Le pire est même que « s’il n’existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l’action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire ».
Ce n’est donc pas dans le christianisme qu’on peut trouver les fondements du traité de Lisbonne. L’Europe ne s’est donc probablement pas inspirée non plus de l’héritage chrétien en matière de tolérance, ni d’ailleurs de la culture islamique.
Dès lors, de quels héritages religieux parle donc le traité de Lisbonne ?
- L’héritage humaniste des lumières
Au xviiie siècle, la promotion de la tolérance religieuse remet en cause le monopole spirituel de la religion catholique, garanti par l’État royal depuis la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV en 1685. Voltaire s’impose comme l’un des principaux défenseurs des victimes de l’intolérance religieuse en dénonçant, par ses écrits, l’injustice des procédures visant des familles protestantes.
Au nom de la raison, les philosophes critiquent également les « superstitions » religieuses. Mais en attribuant à la superstition la cause de l’intolérance, les Lumières ont confondu le combat contre la superstition à celui pour la tolérance.
La tolérance des lumières s’est, d’ailleurs, heurtée à l’épreuve de la Révolution.
Largement inspirée des idéaux politiques des Lumières, notamment des écrits de Montesquieu, elle proclame la liberté de conscience et la liberté de culte, avec une limite : le trouble à l’ordre public. L’article 10 de la déclaration des droits de l’homme stipule en effet que : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public ».
La tolérance religieuse devient ainsi un principe constitutionnel, mais la rupture engendrée par ce texte est à nuancer : la formulation choisie est volontairement ambiguë afin de satisfaire à la fois les partisans d’une liberté de culte mettant toutes les confessions sur un pied d’égalité et les évêques députés, favorables à une prééminence du catholicisme qui serait, selon eux, constitutif de l’ordre public. Cette ambiguïté a conduit à une tolérance répressive allant jusqu’à la Terreur !
L’histoire religieuse de la Révolution est celle de l’échec du projet religieux des Lumières, qui n’a pas su tenir compte des résistances qu’il pouvait engendrer, et celle de la radicalisation d’un État qui a naïvement cherché à diriger les consciences pour mieux les émanciper.
Aujourd’hui, cette question de l’ordre public devient le critère pour tous : certains catholiques en viennent alors à promouvoir l’intolérance comme seule garantie du maintien de l’ordre public voulu par Dieu.
- La lecture pratique qui en est faite aujourd’hui.
En ce 21ème siècle, la Cour européenne des droits de l’homme a été instituée comme garante des valeurs de tolérance, mais de quelle garantie parle-t-on quand on s’abrite derrière des héritages culturels, religieux et humanistes qui sont particulièrement flous.
Les opinions semblent aujourd’hui devoir être tolérées. Mais dans la pratique, il sera considéré que les discours ne sont pas dénués d’effet par essence, et que la parole n’est pas qu’un déplacement d’air chaud : ce que les gens pensent et expriment oralement et par écrit sont jugées être d’une « grande dangerosité », au prétexte que les idées sont les précurseurs de l’action.
C’est à cause de cela que le législateur a adopté en 2018 une loi contre la manipulation de l’information, couramment appelée « loi fake news ». Elle illustre bien que la tolérance n’est pas toujours supportable par nos élites. Avec cette loi, le ton est donné. Une culture du refus de la dissidence poursuit sa route, engendrant une forme de tolérance répressive qui cache son nom
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Ainsi, pour ne retenir que l’exemple de la thématique climatique, Google et YouTube ont adopté en octobre 2021 une mesure interdisant les publicités et la monétisation des contenus qui « contredisent le consensus scientifique bien établi autour de l’existence et des causes du changement climatique ». De son côté, Wikipedia a imaginé un dispositif d’identification et d’alerte aux fausses informations sur le réchauffement climatique. Même la presse est en voie de renoncer à sa liberté de débattre sur le climat : plus de 1.500 journalistes ont signé en octobre 2022 une « Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique » dans laquelle toute forme de dissidence est une fake news.
On aurait pu penser que la tolérance se définisse comme le respect d’un principe d’égalité d’accès à la vérité : si deux personnes sont d’opinions différentes, ont deux approches divergentes de la vérité, cela ne signifie pas nécessairement que l’une d’elles commet une erreur de raisonnement, mais plus probablement que chacune n’a qu’un point de vue relatif, limité sur l’objet de la controverse.
Conclusion
L’application tolérante d’une liberté a toujours conduit à modifier la frontière entre la permission et l’interdiction. Notre époque n’y échappe pas.
Paradoxalement d’autres principes, en amont, auraient mérité d’être mises en exergue dans le Traité de Lisbonne ; celui de bien commun, ne se résumant ni à une addition d’intérêts particuliers ni au concept ambigu d’ordre public ; celui de subsidiarité dont le degré d’adoption par une société se mesure à sa capacité à accepter des dissidences ; celui de laïcité des états à ne pas confondre avec la laïcisation d’une société.