La « tolérance » est un terme très utilisé dans notre société contemporaine moderne. Mais son objectif n’exige-t-il pas l’intolérance de la part d’opinions « dominantes » vis-à-vis d’opinions qui lui seraient contraires ? En ce sens, la tolérance réapparaît aujourd’hui comme ce qu’elle était à ses origines, au début de la période moderne : un objectif partisan, une notion et une pratique subversives soi-disant « libératrices ». Il est à craindre que ce que l’on proclamerait aujourd’hui comme étant la « tolérance » servirait, dans beaucoup de ses manifestations les plus concrètes, la cause d’une véritable oppression.
Quid de la tolérance dans le wokisme ?
Le concept de tolérance – être prêt à accepter ce avec quoi on n’est pas d’accord – na semble pas a priori pas être au cœur de l’idéologie Woke et de sa théorie de la Justice sociale critique. L’idéologie Woke au contraire semble excuser et encourager une certaine intolérance à l’égard des membres des groupes présentés comme « dominants ». Dans l’esprit du wokisme, il est bon d’être intolérant envers les personnes et les perspectives qui ne sont pas en accord avec la « Justice Sociale Critique ». La tolérance absolue ne vaudrait alors que pour les idéologies, les personnes et les perspectives de ceux qui la promeuvent, tout cela au nom de la tolérance de la diversité.
La tolérance répressive de Herbert Marcuse
L’idéologie Woke adhère ainsi à une vision particulière de la tolérance qui découle de la théorie critique, à savoir la « tolérance répressive » d’Herbert Marcuse. En bref, ce concept exprime qu’on ne peut pas être tolérant envers ce qui est répressif (ou oppressif). Et que l’on doit donc être proactivement répressif envers ce qui est répressif (ou oppressif). En effet, le fait de ne pas résister activement à l’oppression est, selon cette ligne de pensée, considéré comme une complicité avec cette oppression. En effet, le pouvoir oppressif a à la fois la motivation et les moyens de réprimer tout ce qui pourrait potentiellement le déranger; il ne saurait donc être toléré.
La tolérance selon Herbert Marcuse choisit ce qui doit être toléré ou non
Le philosophe néo-marxiste Herbert Marcuse a décrit la tolérance répressive comme une forme de tolérance discriminante, en ce sens qu’elle choisit ce qui doit être toléré et non toléré. Ceci apparaît dans un essai portant ce titre, qui a ensuite constitué un chapitre de l’ouvrage « A Critique of Pure Tolerance », paru en 1969. Dans un post-scriptum de 1968 à son texte initial « Tolérance répressive », Marcuse écrit : « J’ai suggéré dans « La Tolérance répressive » la pratique de la tolérance discriminatoire inversée comme un moyen de modifier l’équilibre entre la droite et la gauche en restreignant la liberté de la droite, contrecarrant ainsi l’inégalité omniprésente de la liberté (inégalité des possibilités d’accès aux moyens de persuasion démocratique) et renforçant les opprimés contre les oppresseurs. »
Il poursuit :
« La tolérance serait limitée à l’égard des mouvements dont le caractère agressif ou destructeur (destructeur des perspectives de paix, de justice et de liberté pour tous) est avéré. Cette discrimination s’appliquerait également aux mouvements qui s’opposent à l’extension de la législation sociale** aux pauvres, aux faibles et aux handicapés. En ce qui concerne les dénonciations virulentes selon lesquelles une telle politique supprimerait le principe libéral sacré de l’égalité pour « l’autre camp », je maintiens qu’il existe des questions pour lesquelles il n’y a pas d' »autre camp », si ce n’est dans un sens formel, ou pour lesquelles « l’autre camp » est manifestement « régressif » et empêche toute amélioration possible de la condition humaine. Tolérer la propagande pour l’inhumanité vicie les objectifs non seulement du libéralisme mais aussi de toute philosophie politique progressiste. »
Selon Herbert Marcuse, le rapport de force, injuste, ne doit pas être toléré
Ainsi, clairement, l’intention de Marcuse était que tout ce qui peut être utilisé pour soutenir le statu quo (qui est injuste) ne devrait donc pas être toléré. Il dit explicitement que cela exige de restreindre la liberté de la droite et d’agir de manière répressive contre les libertés et les déclarations des mouvements qui s’opposent aux objectifs progressistes. Marcuse s’en prend au libéralisme du philosophe anglais John Stuart Mill, considérant que son point de vue selon lequel certaines opinions peuvent être supérieures à d’autres (en particulier les « opinions éduquées » ou les « opinions d’experts ») constitue une sorte d' »élitisme » qui va à l’encontre des objectifs progressistes. Pour Marcuse, l’éducation ne fait que préparer les gens à se couler dans la « société existante » plutôt qu’à changer leur « réalité inhumaine ».
Le Wokisme tolère toutes les opinions sauf celles qui s’oppose à lui
Ainsi, dans l’idéologie woke, en vertu de ses racines critiques, la tolérance va de pair avec une intolérance envers tout ce qui s’y oppose, que ce soit pour de bonnes raisons ou non. Rappelons que dans l’esprit du wokisme, le pouvoir travaille toujours pour se maintenir et doit donc être perturbé voire démantelé, généralement en utilisant des méthodes qui sont rejetés par le pouvoir lui-même. Par exemple, les groupes radicaux et antifascistes d’aujourd’hui sont des descendants directs du militantisme de la Nouvelle Gauche, dont Marcuse a été le pionnier avec des écrits au milieu et à la fin des années 1960.
La tolérance chez Karl Popper
Comme l’indiquent de nombreux « posts» partagés par les progressistes sur les réseaux sociaux américains, les racines de cette vision de la tolérance ne remontent pas à l’École de Francfort mais plutôt au célèbre philosophe Karl Popper, qui est surtout connu pour sa philosophie des sciences (la falsifiabilité). Il s’agit ici du « Paradoxe de la tolérance » de Popper, qui apparaît dans une note de bas de page de son livre de 1945 « La Société ouverte et ses ennemis. » Ce livre a manifestement été écrit dans le contexte de la montée du nazisme.
Voici un extrait des écrits de Karl Popper :
« Un (des paradoxes de Platon) moins connu est le paradoxe de la tolérance : Une tolérance illimitée doit conduire à la disparition de la tolérance. Si nous accordons une tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas prêts à défendre une société tolérante contre l’assaut des intolérants, alors les tolérants seront détruits, et la tolérance avec eux. - Je ne veux pas dire par là que, par exemple, nous devrions toujours supprimer l’expression de philosophies intolérantes ; tant que nous pouvons les contrer par des arguments rationnels et les tenir en échec par l’opinion publique, leur suppression serait certainement peu judicieuse. Mais nous devons revendiquer le droit de les supprimer si nécessaire, y compris par la force ; car il peut facilement s’avérer qu’ils ne sont pas prêts à se confronter à nous sur le plan de l’argumentation rationnelle mais récusent a priori toute argumentation ; ils peuvent interdire à leurs adeptes d’écouter l’argumentation rationnelle, parce qu’elle est trompeuse, et leur apprendre à répondre aux arguments par l’usage de leurs poings ou de leurs pistolets. Nous devrions donc revendiquer, au nom de la tolérance, le droit de ne pas tolérer les intolérants.
Les militants « Antifa » prennent les propos de Karl Popper à la lettre
Ainsi, les militants dits « Antifa » prennent très à la lettre les propos de Popper qui revendique le droit de supprimer les « philosophies intolérantes » « si nécessaire, même par la force ». Cependant, on s’aperçoit immédiatement que leur interprétation, comme celle de Marcuse, exige de deviner les intentions de ceux qui adhèrent aux supposées idéologies auxquelles, en y voyant du fascisme (Antifa) ou de la répression ou de la régression (Marcuse).
Après Popper, la tolérance selon John Rawls
Les sociétés libérales ont adopté une norme différente, selon laquelle tout discours doit être toléré jusqu’au moment où il y a émergence ou menace de la violence. Cela fait suite à l’élaboration de la suggestion de Popper, en 1971, par le philosophe libéral John Rawls, dans son ouvrage Théorie de la justice, dans lequel il disait que l’intolérance envers l’intolérance (c’est-à-dire la tolérance répressive) ne devrait être exercée que dans les cas où « les tolérants croient sincèrement et avec raison que leur propre sécurité et celle des institutions de la liberté sont en danger ». Cette conception libérale, qui est censée correspondre à l’intention de Popper, dépend de l’existence d’institutions libérales et démocratiques fortes. Elle dépend également d’une vision étroite du concept de violence.
L’idéologie Woke adopte une position anti-libérale
L’idéologie woke adopte une position explicitement anti-libérale, rejetant par principe l’existence de personnes raisonnables, préférant une vision hautement interprétative de la nature des « dynamiques de pouvoir » oppressives et répressives, et adoptant une vision de la violence tout aussi hautement interprétative et subjective.
L’influence de la théorie postmoderne sur le wokisme
Dans l’idéologie woke, plus spécifiquement, ce point de vue est encore élargi en raison de l’influence postmoderne. Celle-ci veut que les sociétés soient le résultat des discours et des systèmes de connaissance et de langage qui les structurent (qui ont été établis et sont maintenus par les élites qui ont le pouvoir et ne veulent pas le perdre). Cela renforce considérablement l’impératif de l’idéologie woke de réprimer les formes indésirables de discours et de promouvoir les formes militantes (par exemple l’écriture inclusive). Ainsi, une vision grandissante du discours en tant que violence fait son chemin dans la Théorie postmoderne.
Ce que la théorie post-moderne entend par « personne raisonnable »
En outre, la Théorie postmoderne, tout comme la théorie critique, rejette l’idée que nous vivons dans une société proprement démocratique, au motif que les dynamiques de pouvoir auxquelles est soumise la société en empêchent toute possibilité. (La principale différence entre les points de vue postmoderne et critique serait ici dans le lieu du pouvoir et les moyens par lesquels il est appliqué.) En outre, la Théorie postmoderne estime que nous sommes tous inexorablement éloignés de l’objectivité en raison de profonds préjugés culturels et même de préjugés de notre privilège (c’est-à-dire l’accès au statut d’élite). Elle considère ainsi qu’une « personne raisonnable » a intériorisé la domination ou l’oppression et qui ignore délibérément que son soutien au statu quo est à l’origine de l’oppression.
En conséquence, l’idéologie Woke a ainsi une vision très répressive de la tolérance.
Il s’agit, en fait, d’une vision si répressive de la tolérance qu’elle est facilement identifiable comme étant anti-libérale, répressive, agressive et, parfois, véritablement violente. Cet antilibéralisme, il l’adopte au nom d’un « progressisme » qui réorganiserait la société selon sa compréhension de ce qui constitue l’oppression : c’est-à-dire, jamais l’oppression à laquelle il se livre pour la « justice« . Lorsque les défenseurs de l’idéologie Woke demandent aux gens d’être plus « tolérants », ce qu’ils veulent dire est qu’il faut adopter une forme particulière d’intolérance intéressée qui agit au service de leur programme radical et révolutionnaire, ancré dans la théorie critique qu’ils appellent « Justice sociale ».
Sources :
- Traduction « commentaire » de New discourses https://newdiscourses.com/tftw-tolerance/ , James LINDSAY du 5/08/2022 par Jean François Delannoy
- Sensoy, Ozlem, et Robin DiAngelo. Tout le monde est-il vraiment égal ? Une Introduction aux concepts clés de l’éducation à la Justice Sociale deuxième édition. Teacher’s College Press : New York, 2017, p. 224
- Marcuse, Herbert. La Tolérance répressive, 1965.