Qu’est ce que l’Idéologie ? (Lettre Politique n°2 et 3)

par 18-01-2018Politique

Dans son essai Le pouvoir des sans pouvoir, Vaclav Havel définit ainsi l’idéologie : « … chacun est en même temps plus ou moins prêt à se résigner à la « vie dans le mensonge », chacun succombe d’une manière ou d’une autre à une réification profane et à la docilité ; en chacun il y a une tendance à se dissoudre dans la masse anonyme et à suivre tranquillement avec elle le courant de la pseudo-vie. Il ne s’agit plus ici depuis longtemps du conflit de deux identités. Il s’agit de quelque chose de pire : de la crise de I’identité elle-même. » Voici un article publié en deux parties dans les La lettre politique2 et La-lettre-politique3

Vaclav Havel

Guerre froide : les deux idéologies qui se sont affrontées reposent sur des bases analogues

Pour Havel, avant la chute du mur de Berlin, le bloc des pays de l’Est a vécu une sorte de « mémento pour l’Occident ». En des termes saisissants, l’opposant au communisme constate avec stupéfaction que les deux idéologies qui se sont affrontées pendant la guerre froide reposent sur des bases analogues, ce qui rend très aisé le passage de l’une à l’autre. Nous pouvons trouver dans les deux blocs des « modèles structuraux, des mécanismes si parfaits et si affinés de manipulation directe et indirecte(…) Cela signifie que notre société voit s’imposer inéluctablement une hiérarchie de valeurs essentiellement semblable à celle des pays occidentaux développés (et la coexistence déjà longue avec le monde occidental ne fait qu’accélérer ce phénomène) ; cela signifie encore que, de facto, il ne s’agit ici que d’une autre forme de la société industrielle de consommation, avec toutes les conséquences sociales et spirituelles que cela comporte ».

L’idéologie est une satisfaction qui demande de renoncer à sa propre raison

Pour Vaclav Havel, la hiérarchie des valeurs fondée sur la prééminence du confort matériel peut être caractérisée d’idéologie, forme de dictature « post-totalitaire », séduisante car en apparence non violente : c’est une « religion séculière » qui n’est pas imposée de l’extérieur mais qui, apportant à l’individu « une réponse toute prête à n’importe quelle question », emporte son consentement. Le basculement dans l’idéologie apporte une satisfaction : « aussitôt tout redevient clair, la vie retrouve un sens, et les mystères, les questions, le malaise et la solitude » sont effacés. Cependant cette satisfaction impose de renoncer « à sa propre raison, à sa conscience et à sa responsabilité », donc de n’être qu’un « individu » semblable à d’autres, et non une personne, unique et différente.

Cette réflexion fait penser à un autre génie tchèque, le Pragois Franz Kafka qui, salarié d’une grande compagnie d’assurance au début du XXe siècle, avait profondément ressenti l’absurdité d’une vie d’« individu », rouage d’une mécanique en apparence irrésistible. Havel résume cette absurdité :

«Est-ce que l’adaptation tellement générale à la vie dans le mensonge et le développement tellement aisé de « l’auto-totalitarisme » social ne sont pas en rapport avec la répugnance générale de l’individu de la société de consommation à sacrifier quoi que ce soit de ses acquis matériels à sa propre intégrité spirituelle et morale ? Est-ce que cela n’a pas de rapport avec sa capacité à renoncer à ce « sens supérieur » face aux appâts superficiels de la société moderne, avec sa capacité à se laisser séduire par l’insouciance du troupeau ? La grisaille et le vide de la vie dans le système post-totalitaire ne sont-ils pas finalement l’image caricaturale de la vie moderne en général ? »

Vaclav Havel

L’idéologie est un moyen de « relation au monde »

Vaclav Havel entend par « idéologie » une « instance supérieure, un moyen apparent de relation au monde ». Ce moyen « offre » à l’individu « l’illusion qu’il est une personnalité identique à elle-même, digne et morale ». Mais cette identification à un être illusoire, mental, permet aussi de ne pas être véritablement. L’idéologie crée une sorte de « simulacre », derrière lequel l’individu peut « tromper sa propre conscience, masquer au monde et à lui-même sa véritable situation ».

L’idéologie est une illusion

Il y a une «fonction initiale de l’idéologie» qui consiste à donner à l’homme « l’illusion qu’il est en harmonie avec l’ordre humain et avec l’ordre de l’univers ». Illusion car l’idéologie présente la réalité d’une façon qui répond à une aspiration de l’homme, sans se soucier de savoir si cette manière de présenter la réalité est fondée en vérité. L’individu qui accepte cette façon de penser y trouve une réponse à une aspiration, et peut même éprouver un sentiment de puissance puisqu’alors la réalité paraît se conformer à sa volonté. Ce sentiment est renforcé par l’effet de masse que l’idéologie peut obtenir dans une certaine mesure et pour une période donnée. Les individus qui partagent la même idéologie se confirment les uns les autres dans leur conviction.

Une conséquence est de « vivre dans le mensonge »

Cependant, le prix de cette acceptation est de « vivre dans le mensonge ». Ce mensonge qui « vit avec lui et en lui » apporte du confort, « accomplit » l’individu dans l’affirmation de ce qu’il souhaite et le partage de cette affirmation avec d’autres. Mais ce mensonge a pour principale conséquence de transformer l’individu en partie du « système ». Le système impose en effet des « structures probables » basées sur « le monolithisme, l’uniformité et la discipline ». « Quelle que soit la place qu’il occupe dans la hiérarchie de pouvoir, l’individu ne représente pas pour le système quelque chose « en soi », mais seulement quelqu’un qui se doit de porter et de servir cette gravitation. C’est pourquoi même sa soif de pouvoir ne peut s’imposer durablement que si elle est orientée de façon identique à la « gravitation » ».

L’idéologie donne l’illusion de servir quelque chose de supérieur

L’idéologie ne vise pas d’abord à assurer la conservation du pouvoir à ceux qui y adhèrent. Elle apporte l’illusion de servir « quelque chose de supérieur ». L’individu adopte aveuglément, « automatiquement » le système de pensée, tout en pensant sincèrement qu’il poursuit le bien et réalise sa liberté. Il croit exercer un pouvoir sur le monde alors que c’est une certaine vision du monde qui s’impose à lui. Cet écart entre la croyance et la réalité conduit à une « dissimulation de mensonge », qui se révèle d’abord par la manière d’appeler les « choses » : « le pouvoir de la bureaucratie est appelé pouvoir du peuple », « l’humiliation totale de l’individu est présentée comme sa libération définitive », « la mise à l’écart de l’information est présentée comme l’accession à l’information », « l’interdiction de la pensée indépendante est présentée comme la conception du monde la plus élevée ».

Le mensonge peut devenir une cause commune

Très rapidement, ce qui était conviction devient une condition apparemment incontournable de la vie collective. Le mensonge devient la chose commune, voire la cause commune. L’individu doit renoncer à tout ce qui apparaît « en plus », que le système considère comme « une attaque envers lui » puisque par l’expression de ce qui n’est pas prévu l’individu « sort de sa place déterminée à l’avance ». Cela aboutit à une négation de la vie, qui crée par définition des structures « improbables ». Un nouveau passage s’accomplit dès lors. L’idéologie qui servait au système pour capter l’individu, acquiert « la force réelle et devient elle-même réalité ». Elle n’est plus un instrument du pouvoir. C’est elle-même qui se sert du pouvoir pour se perpétuer. Les hommes au pouvoir s’imposent alors à eux-mêmes des décisions conformes à l’idéologie en abandonnant toute liberté. Ils deviennent les premiers esclaves de ce qui apparaissait comme un instrument de maîtrise du pouvoir.

Léger Moissac

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