Artisanat et agriculture : quelle place dans l’économie d’aujourd’hui ? (Lettre philo-économique n°2)

par 1-03-2018Economie

L’institut éthique et politique souhaite rappeler la place que l’artisanat et l’agriculture tiennent dans la vision de l’économie portée par la doctrine sociale de l’Eglise. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’Europe s’engageait dans la reconstruction de son industrie par une politique qui allait conduire à la création de la Communauté européenne, Pie XII avait développé une réflexion approfondie sur la place que l’artisanat et l’agriculture devaient conserver. 

agriculture

L’encyclique Laudato Si du pape François (24 mai 2015) s’appuie sur ces réflexions pour expliciter les conditions d’un « développement économique intégrale et durable » :

« Aider les pauvres avec de l’argent doit toujours être une solution provisoire pour affronter les urgences. Le grand objectif devrait toujours être de leur permettre d’avoir une vie digne par le travail. (…) Pour qu’il continue d’être possible de donner du travail, il est impérieux de promouvoir une économie qui favorise la diversité productive et la créativité entrepreneuriale. (…) Les autorités ont le droit et la responsabilité de prendre des mesures de soutien clair et ferme aux petits producteurs et à la variété de la production. » (§ 128 et 129) 

Pape François

Nous vous proposons une analyse de ces réflexions du pape Pie XII, tirée de l’ouvrage de l’ancien vice-président de la société française de géographie économique, Achille Dauphin-Meunier: La Société industrielle contemporaine et les enseignements pontificaux, 1972, chapitre 4, section II : Modalités de l’organisation professionnelle. 

« Le système corporatif que préconise l’Eglise implique, non pas la disparition de modes de production jugés par certains archaïques, mais leur sauvegarde et leur adaptation. Ce n’est pas le culte du passé qui conduit les papes à prendre ainsi en considération la défense des exploitations artisanales et agricoles; c’est la conscience qu’ils ont que ces exploitations mieux que les entreprises capitalistes et les combinaisons de monopole, ont une heureuse action sur le comportement social, moral et religieux. 

« C’est un principe clair de sagesse que tout progrès est vraiment tel qu’il sait unir les conquêtes nouvelles aux anciennes, des biens nouveaux à ceux qui ont été acquis dans le passé, en un mot, s’il sait profiter de l’expérience, note Pie XII. Or, l’histoire enseigne que d’autres formes de l’économie nationale [que la forme monopolistique] ont toujours une influence sur toute la vie sociale, influence dont ont profité les institutions essentielles comme la famille, l’Etat, la propriété privée, ou bien celles qui se sont constituées en vertu de la libre association. Indiquons par exemple les avantages indiscutables obtenus là où prédominait l’entreprise agricole ou artisanale. » (Pie XII, Message radiophonique Levate capita du 24 décembre 1952) 

Dans la société industrielle contemporaine, en-deça comme au-delà du Rideau de fer, l’artisanat et l’agriculture sont des secteurs sacrifiés de la production. On les considère comme des survivances anachroniques. On suspecte ou on condamne l’esprit qui les anime. Sans doute aux Etats-Unis, l’Etat fédéral subventionne les fermiers, mais en favorisant l’exode rural et en s’efforçant de transformer les agriculteurs et les éleveurs en industriels du sol ; on dit d’un élevage qu’il est une usine à viande. Quant aux artisans, on n’admet leur existence que dans la mesure où ils prolongent et renforcent la pénétration de la grande industrie dans la vie sociale, qu’ils se trouvent dans les dépendances de la fabrique géante d’automobiles, comme garagistes ou réparateurs concessionnaires, ou du trust pétrolier comme distributeurs d’essence.

Artisans et paysans ne sont fondamentalement ni entrepreneurs, ni salariés

Ni l’artisan ni le paysan ne sont des entrepreneurs destinant leurs produits à un marché anonyme ou produisant suivant les normes d’un plan ; ils ne sont pas davantage des salariés travaillant sous la dépendance d’un chef qui leur fixe des conditions de travail et leur assure une rémunération. Ce sont des hommes libres dont le travail garde un caractère de qualité qui leur garantit leur indépendance. Ils exploitent leurs dons ou leur sol ; ils ne dirigent pas une entreprise obligée de tenir compte de ses coûts et de ses prix pour n’être pas mise en difficultés ; ils ont une exploitation qu’ils font valoir avec l’aide de leur famille sans se soucier du temps ni de la peine, mais conformément à leurs traditions, à leurs aptitudes et à leurs goûts. Ils conservent une mentalité précapitaliste. 

Leur comportement à l’égard du machinisme est révélateur. « Dans la grande industrie l’homme qui doit être le maître de la machine risque d’en devenir, en réalité, l’esclave, révèle Pie XII. Il n’en est pas ainsi pour l’artisan (aussi bien que pour le paysan) ; il commande la machine, il se sert d’elle, la contraint à lui donner tout ce qu’il demande quant à la quantité de travail et la rapidité de l’exécution. » (Pie XII, Allocution aux membres de l’Association romaine artistico-ouvrière du 7 décembre 1952

Pie XII encourageait la corporation comme facteur d’équilibre économique et social

Aussi, ce que l’Eglise se propose d’obtenir du système corporatif considéré comme facteur d’équilibre économique et social, c’est une  » harmonieuse coordination de l’industrie avec l’artisanat et avec l’agriculture qui fait fructifier la production variée et nécessaire du sol national » (Pie XII, Allocution aux travailleurs italiens du 13 juin 1943). 

L’artisanat défend la dignité et le caractère personnel du travailleur

Avec l’artisanat d’abord. – L’Eglise a mis spécialement l’artisanat sous la protection du père nourricier du Christ ; elle a institué la fête liturgique de saint Joseph artisan, fixée le 1er mai. Elle désire en effet que soit « apportée une certaine limite à la diminution que subit l’homme moderne par suite de l’introduction et de la prédominance de la machine et du développement toujours croissant de la grande industrie. Dans l’artisanat, au contraire, l’œuvre personnelle a conservé, au moins jusqu’à présent, sa pleine valeur. L’artisan transforme la matière et il achève entièrement le travail auquel il est intimement lié et dans lequel trouvent un large champ sa capacité technique, son habileté artistique, son bon goût, sa finesse et la dextérité de sa main ; sa production est sous cet aspect bien supérieure aux objets impersonnels et uniformes fabriqués en série. C’est pourquoi la classe artisanale est comme une sorte de milice choisie pour la défense de la dignité et du caractère personnel du travailleur. En outre, tandis que sévit, âpre et souvent contre nature, la lutte entre employeurs et employés, l’artisanat a été, généralement parlant, préservé de semblables conflits. Le petit atelier présente encore bien souvent un caractère familial. Sous la direction du chef ou « maître d’art », les compagnons et les apprentis collaborent, d’accord, à la confection de l’objet demandé. Ainsi, l’artisanat est une milice choisie même pour la sauvegarde de la paix sociale et pour la restauration et la prospérité de l’économie nationale. » (Pie XII, Allocation aux membres du Congrès national de l’Association chrétienne des artisans italiens du 20 octobre 1947) 

L’agriculture est devenu « une simple annexe du secteur industriel et surtout du marché »

Avec l’agriculture, en second lieu. –  » L’une des causes du déséquilibre et, disons plus, du désarroi où se trouve plongée l’économie mondiale et, en même temps qu’elle, tout l’ensemble de la civilisation et de la culture c’est, à n’en pas douter, une déplorable désaffection, quand ce n’est pas du mépris à l’égard de la vie agricole et de ses multiples et essentielles activités », écrivait en 1947 Pie XII au R.P.Archambault, président des Semaines sociales du Canada. Quelques années plus tard s’adressant aux délégués de trente nations à l’assemblée générale de la Fédération internationale des producteurs agricoles le 10 juin 1953, il reprenait : « On peut aussi, en restant dans l’esprit de la doctrine sociale de l’Eglise, dénoncer une erreur essentielle du développement économique depuis l’apparition de l’industrialisation moderne : le secteur agricole est devenu, de façon tout à fait anormale, une simple annexe du secteur industriel et surtout du marché. » Or, l’économie d’un peuple est un tout organique, dans lequel toutes les possibilités productives du territoire national doivent être développées dans une saine proportion réciproque. Faute de respecter cette vérité fondamentale on laisse se développer ou on développe systématiquement l’opposition de la ville et de la campagne, de l’industrie lourde à l’agriculture, des salariés aux ruraux. 

C’est la terre qui fait l’homme et qui fait la nation.

Détruire les exploitations familiales libres, transformer les paysans en entrepreneurs capitalistes ou en salariés, soumettre uniformément toutes les formes d’activité aux méthodes et aux techniques de l’industrie, c’est arbitrairement séparer le paysan de ce qui, pendant des millénaires, lui a formé, soutenu le corps et l’âme, c’est le déshumaniser.  Au contraire, il faut veiller avec soi, déclare Pie XII, pour que les éléments essentiels de ce qu’on pourrait appeler la véritable civilisation rurale soient conservés à la nation : « esprit de travail, simplicité et loyauté ; respect de l’autorité, avant tout, des parents ; amour de la patrie et fidélité aux traditions qui, au cours des siècles, se sont avérées fécondes en biens ; promptitude à l’assistance réciproque, non seulement dans le cercle de la propre famille, mais encore de famille à famille, de maison à maison ; enfin, cette valeur, sans laquelle toutes les valeurs énumérées n’auraient aucune consistance, perdraient tout leur prix, et se résoudraient à une activité effrénée de gain : le véritable esprit religieux » (Pie XII, Allocution aux membres de la Confédération italienne des agriculteurs exploitants, 15 novembre 1946). 

La corporation en agriculture est recommandée par le magistère de l’Eglise

L’organisation corporative de l’agriculture est le moyen que recommande l’Eglise pour assurer à la fois le respect de ce qui fait l’originalité du monde agricole et de sa civilisation, et le recours à tout l’acquis du progrès technique… « [Elle est] le moyen institutionnel de faire passer l’agriculture d’un régime technique archaïque à un régime assurant à un moindre coût une plus haute productivité, sans qu’il fût marqué par l’esprit capitalistique. Institutionnalisée, la corporation paysanne d’une nation, englobant dans son sein tous ceux qui vivent de la terre et sur la terre, sans distinction de catégories sociales ou techniques, pourra former avec tous les autres ordres et corps professionnels une grande communauté de travail, harmonieusement équilibrée. »

Pour lire la lettre : Cliquez sur le lien suivant Lettre-Philoeco-IEPM-2

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