Fait religieux en entreprise : 4 actions pour le management

par 1-12-2022Economie

L’Institut éthique et politique travaille depuis 8 ans sur la question du fait religieux en entreprise. Des connaisseurs des entreprises, des spécialistes de la gestion du fait religieux, en particulier des spécialistes de la civilisation islamique ainsi que des juristes en droit social travaillent à l’élaboration d’un vade-mecum des managers et d’un schéma de séminaire, s’appuyant sur un classeur-type de formation à la gestion du fait religieux en entreprise, destinés aux managers et aux DRH. Ce vade mecum et ce classeur-type de l’IEP (dernière et 7e édition, février 2020) sont mis sans copyright à la disposition des entreprises et des organismes de formation. Il s’agit en principe de tout fait religieux, quelle que soit la religion en cause, que la manifestation de ce fait concerne le vêtement, l’alimentation ou les demandes de congés pour certaines fêtes.

fait religieux en entreprise : 4 actions pour le management

Dans nos travaux, l’accent est mis sur le fait religieux musulman en entreprise.

L’élément nouveau de ces dernières années est en effet, non pas  la présence importante dans les entreprises françaises des salariés musulmans – qui sont à 80% des personnes de culture musulmane et non forcément de pratique religieuse musulmane , mais le changement culturel et religieux intervenu, surtout dans les 20 dernières années, parmi les 20% ou 25% de salariés musulmans restants c’est-à-dire parmi la population musulmane jeune habitant en France, de nationalité française ou étrangère, qui, souvent déracinés sur le plan culturel et contestant la discrétion qui nous est habituelle sur le plan religieux en Occident, du moins dans la vie professionnelle, sont revenus à une pratique religieuse et à la non-distinction du temporel et du spirituel caractéristique de l’islam, même modéré.

Les manifestations du « fait religieux » en entreprise  

L’Institut Montaigne a publié en novembre 2019 un rapport intitulé « Religion au travail : croire au dialogue »[1]), comportant un baromètre 2019 du fait religieux en entreprise. Ce baromètre  succède aux enquêtes de l’Institut Randstad et de l’Observatoire du fait religieux en entreprise (pour l’année 2017). Depuis, l’ouvrage d‘Adel Paul Boulad, « Le tabou de l’entrisme islamique en entreprise – Guide du manager » (mars 2021)[2] est venu apporter des éléments plus récents qui confirment les tendances antérieures.

5 manifestations courantes, selon ces enquêtes.

  1. Demande d’absence (pour fête religieuse) et demande d’aménagement du temps de travail : 32% des cas en 2019, situations qui se décomposaient les années précédentes comme suit : 
    1. demande d’absence (pour fête religieuse) : 18% des cas en 2017 
    1. demande d’aménagement du temps de travail : 12% en 2017, 
  2. Prières pendant le temps de travail : 7% des cas en 2019 ; prières pendant une pause : 13% des cas en 2019;
  3. Port visible d’un signe (ou port ostentatoire d’un signe religieux) : 29% des cas en 2019 ; 
  4. Refus de travailler avec une femme : 6% des cas en 2019, (contre près de 8% des cas en 2014, déjà en diminution en 2015) ; refus de serrer la main d’une femme : 5% des cas en 2019 ; refus de travailler sous les ordres d’une femme : 2% des cas en 2019 (ce dernier chiffre paraît faible selon certains témoignages : il était encore de 8% des cas en 2017) ; 
  5. Demande de ne travailler qu’avec des coreligionnaires : 1% des cas en 2019 (en diminution, contre près de 8% des cas en 2014).

19% des cas de fait religieux en entreprise nécessitant l’intervention des managers sont bloquants ou conflictuels

Selon l’Institut Montaigne (rapport pour 2019 p.22), parmi l’ensemble des cas nécessitant l’intervention des managers, ceux qui se révèlent bloquants ou conflictuels continuent à progresser : 19% des cas en 2019 ; selon  l’Institut Randstad-OFFRE), cette proportion était de 16% en 2017, Selon l’ouvrage précité d’Adel Paul Boulad (2021) ce pourcentage serait aujourd’hui d’un cas sur cinq.

Des situations anormales dues à des effets de groupe

Plus grave est le développement de situations anormales liées au fait religieux (Institut Montagne, rapport pour 2019 p.107 s., par. n° 3.4 .2) ; à savoir une dynamique de blocage au sein des équipes, induite par une tension, artificiellement exploitée de façon dialectique, entre les convictions religieuses de l’individu et les impératifs du fonctionnement de la boîte. L’Institut Montaigne décrit ainsi les étapes de la constitution de groupes de salariés invoquant leur religion – musulmane en l’occurrence – en entraînant des individus vers des comportements qui ne seraient pas les leurs s’ils restaient isolés : individus puis groupes qui finissent par agir de façon autonome en-dehors du contrôle de la hiérarchie : autrement dit, ce qu’on a longtemps appelé des « soviets ».

4 actions pratiques pour le management

Comme cela a été souligné lors d’une table ronde organisée par l’IHEMR (Institut des Hautes Etudes du monde religieux) et le Medef Ile-de-France (5 déc. 2017), l’entreprise doit, dans son intérêt et celui de ses salariés, agir d’une part, pour prévenir les éventuelles difficultés liées au fait religieux et, d’autre part, pour assurer la sécurité des personnes et des biens. Il s’agit donc d’établir une méthodologie préventive et de diffuser dans l’organisation une pédagogie et des postures adéquates. La démarche que nous recommandons peut se dérouler en 4 séquences.

#1 Clarifier les questions concrètes et leurs impacts

Clarifier pour soi, pour l’équipe dirigeante et pour l’entreprise la question du « fait religieux en entreprise » afin d’en évaluer précisément les impacts et caractériser les questions concrètes qui en découlent dans l’entreprise. Donc, être averti pour éviter de réagir au coup par coup et dans l’urgence. Éviter d’intervenir de façon intempestive. Savoir au contraire prévenir les incidents par des actions d’information et d’affichage de règles générales applicables dans l’entreprise, assorties de possibilités de dérogations individuelles. Attention : Il ne s’agit pas par ce biais d’admettre des dispositifs pouvant être porteurs de discriminations « positives » qui par leur caractère répétitif deviendraient non-conformes au droit.

#2 Se doter d’une culture juridique sur la question du fait religieux en entreprise

Se doter d’une culture juridique permettant d’approcher la question dans le respect du droit en vigueur ; et prendre les précautions nécessaires : ex : tenir systématiquement un cahier des motivations juridiques au regard du droit, justifiant telles et telles décisions prises par l’employeur en cas d’« incidents » liés aux faits religieux,  même s’ils ne sont pas suivis de conséquences immédiates. Mais attention ces motivations ne doivent en aucun cas faire ressortir qu’une sanction est liée aux pratiques religieuses du salarié, mais doivent faire état de ses manquements dans l’exécution de son contrat de travail[3]Le Vade-mecum de l’Institut Ethique et Politique présente ainsi, pour la commodité des managers, trois listes d’actions obligatoires, d’actions permises facultativement, et d’actions interdites.

#3 Etablir une politique de management interne

Etablir une « ligne directrice « maison », en se servant notamment des Guides officiels diffusés par le Ministère du Travail (‘Guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées’ – version employeurs et version candidats/salariés, mis à jour en février 2018, et du classeur-type de l’Institut Ethique et Politique) : ainsi, dans son préambule (p. 3), le guide du Ministère du travail souligne qu’il « n’a pas vocation à se substituer aux politiques de management internes aux entreprises. Le contexte social, l’activité ou la taille de l’entreprise sont autant d’éléments à prendre en compte pour faire coïncider les réponses générales apportées par le droit aux spécificités de chaque cas ».

Partager clairement cette ligne de management

La ligne retenue quant au fait religieux doit être affichée dans l’entreprise, par ex. sous la forme de rappels informels, de réunions de service, voire d’un règlement intérieur à respecter par tous, comme l’admettent à certaines conditions le droit français (loi Travail du 8 août 2016 insérant l’art. L 1321-2-1 du Code du travail ; Cour de cassation, arrêt du 22 novembre 2017) et le droit européen (arrêts de la CJUE du 14 mars 2017). La loi du 8 août 2016 reconnaît en effet qu’un « principe de neutralité » soit inscrit dans le règlement intérieur d’une entreprise privée, en restreignant la manifestation des convictions des salariés, si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’« autres libertés et droits fondamentaux » ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. 

#4 Former les responsables à la question du fait religieux en entreprise

Former les responsables en entreprise (managers intermédiaires, managers de proximité, équipes RH, partenaires sociaux) au « fait religieux » et à la gestion concrète des situations. Pour rechercher l’efficacité relationnelle et opérationnelle de nos recommandations, la direction devrait notamment préconiser la préparation de séminaires de formation dans l’entreprise en premier lieu par des entretiens préalables de sensibilisation, individuels ou en petit groupe, avec le patron puis les managers, puis les cadres.

Notre conseil : établir une « doctrine » propre à l’entreprise

En conclusion, tout en traitant les cas individuels de fait religieux qui peuvent souvent être réglés selon le bon sens, avec neutralité et discrétion au bénéfice de la collectivité, il est souhaitable selon nous d’établir une doctrine « maison », respectueuse du droit positif en vigueur, dans un esprit de neutralité et orientée d’abord vers le bon fonctionnement de l’entreprise, ce qui implique un fort investissement en pédagogie et en formation, remparts contre les inégalités de traitement sur le terrain. Et surtout : ne pas tenter d’interpréter les textes des religions et s’en tenir à la situation de travail dans l’entreprise.

Fait religieux en entreprise : former les personnes et « libérer la parole »

Il faut insister sur l’importance stratégique de la formation qui, outre la transmission d’outils de compréhension et d’action aux personnels, « libère la parole ». L’encadrement peut ainsi mieux prendre la mesure des difficultés du terrain, résoudre certains cas particuliers ou individuels et doter les personnels d’une culture et de réflexes leur permettant, après une phase d’ignorance ou de désarroi, de retrouver une assurance et un confort intellectuel, s’appuyant sur un discours commun à toute la hiérarchie de l’entreprise.


[1] – NB – Cet excellent rapport de l’Institut Montaigne a reçu un titre regrettable. Selon nous, la formule « religion au travail » est malheureuse, car tous les efforts d’une bonne gestion de ce qu’il est convenu d’appeler le « fait religieux »  doit au contraire tendre à empêcher les préoccupations religieuses d’interférer avec le fonctionnement de l’entreprise.

[2]  – Le Monde, 6 mai 2021 : « En entreprise, l’entrisme islamique se développe sur les failles du management ».

[3] Cf F. Lefebvre FRS 4/15, p. 3, document n° 17 du classeur-type de l’Institut Ethique et Politique.

Autres publications

Jean-Paul Valuet
Consultant senior en droit des sociétés cotées. Juriste. Auteur d'ouvrages et de nombreux articles sur le droit des sociétés et actionnariat des salariés.