Quelques remarques préalables, sur le titre avant tout. Ce qui suit au sujet de l’économie de marché n’est qu’un simple essai, qui nécessiterait de soi des approfondissements pour être conduit à une forme plus précise. Aussi, concernant le titre, il est certain que la pensée chrétienne ne saurait avoir l’apanage du bien commun, qui, pour autant qu’il est un bien commun politique n’est pas quelque chose de religieux, du moins de manière directe (il l’est indirectement, dans la mesure où la communauté politique ne peut se concevoir sans dimension religieuse, ce que je tiens pour rigoureusement exact).
La notion de bien commun vient des Grecs.
Il reste que, dans les faits, l’Eglise semble aujourd’hui être la seule à revendiquer encore cette notion comme pertinente pour penser le politique : le terme est récurrent dans le Catéchisme de l’Eglise Catholique (1992), comme dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise (2005). Le rapprochement avec la doctrine chrétienne est non seulement justifié, mais sans doute inévitable. Et je dis bien doctrine chrétienne, et non pas doctrine sociale de l’Eglise, car 1° l’Eglise n’a pas attendu Léon XIII (qu’il est convenu de regarder comme le point de départ de la DSE, selon le Compendium lui-même) pour réfléchir sur la société et le politique et donc l’économie, et qu’il est donc arbitraire de ne s’en tenir qu’à la réflexion ecclésiale du XXe siècle, ou, s’il y a des raisons à cela, elles ne m’apparaissent pas justes ; car 2° il y a certaines différences dans la manière de concevoir et d’exposer et le bien commun et l’économie avec, pour aller au plus court, avec la doctrine thomiste qui méritent au moins d’être interrogées. Enfin, j’entends parler d’économie de marché de manière générale, car c’est un sujet assez défini en soi, me semble-t-il, au-delà de l’éventuelle pluralité historique de ses formes concrètes. Et d’économie de marché et non de libéralisme, qui a priori en est le vecteur doctrinal, pour mettre l’accent sur l’objet et non sur la doctrine. L’approche retenue est résolument anthropologique et politique.
L’économie de marché selon le CEC
Selon le Catéchisme de l’Eglise catholique, « il faut préconiser une régulation raisonnable du marché et des initiatives économiques, selon une juste hiérarchie des valeurs et en vue du bien commun » (§2425 – partie sur le septième commandement, tu ne commettras pas de vol). Selon le Catéchisme donc, le marché, et par suite l’économie que celui-ci est censé venir informer, doivent être régulés, c’est-à-dire doit se voir imposer des règles dont on comprend qu’elles sont extrinsèques au marché lui-même. Ces règles suivent trois critères : d’une part elles doivent être raisonnables, ce qui vise manifestement à rejeter toute emprise démesurée, tout corsetage de l’initiative économique. Ensuite, elles doivent suivre des “valeurs“ hiérarchisées, qui sont celles de la vie sociale, et dont le compendium dresse une liste à quatre termes : vérité, liberté, justice, amour (chapitre IV, vii). Enfin, elles ont pour fonction d’ordonner le marché au bien commun.
Concernant le rapport du marché au bien commun, cela suppose deux choses : d’une part, que le marché n’est pas spontanément ordonné au bien commun ; d’autre part, qu’il n’est pas réfractaire à l’être, mais étant entendu que le bien commun demeure pour lui une fin extrinsèque.
Immédiatement, une question se pose : si le marché peut être ainsi ordonné au bien commun, qui en décide ?
Autrement dit, qui régule ? Deux réponses surgissent aussitôt : soit c’est le politique, l’Etat, et on en revient à une réglementation juridique ; soit ce sont les acteurs du marché eux-mêmes, en quelque sorte par un surcroît de vertu. Les deux pouvant éventuellement se conforter – mais aussi se combattre : un excès de réglementation peut tuer l’initiative des acteurs, et pas d’action, pas d’action vertueuse. Telle me semble être la configuration dans laquelle se situe la DSE, et dont il n’est pas garanti qu’elle ne soit pas une aporie. Car l’Etat risque de réglementer non pour le bien commun mais pour son bien propre, et des personnes vertueuses dans une structure qui en elle-même ne l’est pas risquent fort de s’épuiser à la tâche sans grand succès.
L’économie de marché, mise en place au XVIIIe siècle, apparaît donc dans un contexte d’individualisme grandissant
Si maintenant l’on envisage le problème d’un point de vue historique, on peut remarquer, outre une méfiance traditionnelle envers la classe des marchands susceptible de corrompre les mœurs et donc de porter atteinte au bien commun, tradition dont se fait encore l’écho saint Thomas dans le De regimine principum ad regem Cypri[1], le fait que l’économie de marché, dont tout le monde s’accorde pour dire qu’elle se met en place au XVIIIe siècle, apparaît donc dans un contexte d’individualisme grandissant chez les élites, et de culture intellectuelle et morale de ces mêmes élites farouchement hostile à l’Eglise. Or, l’individualisme s’oppose de manière frontale à l’idée même d’un bien commun, en affirmant au contraire que le bien n’est jamais qu’affaire d’opinion privée. Non seulement donc l’accord entre commerce et bien commun n’est pas évident, mais de manière bien plus radicale l’anthropologie qui sous-tend la mise en place de l’économie de marché nie a priori la réalité même d’un bien commun.
La question qui se pose dès lors, c’est si cette opposition historique est une rencontre accidentelle, fortuite, en clair ressortit à un malentendu historique, ou bien si elle revêt un caractère nécessaire. La thèse que j’entends défendre est celle du caractère nécessaire de l’opposition, en vertu même de l’anthropologie qui sous-tend l’économie de marché. Ce qui signifie que l’économie de marché ne peut se déployer que dans et par la négation d’un véritable bien commun. Pour justifier une telle thèse, il me faut définir le plus exactement possible le bien commun ainsi que l’économie de marché : ce qui peut se faire dans un même mouvement par l’étude du projet moderne. Dans un second temps, j’examinerai à titre de conséquence en quoi l’économie de marché me semble impuissante à instaurer un vrai ordre économique.
I. Economie de marché et pluralisme politique
a. Le bien commun comme fin de la communauté politique.
Cette notion suppose qu’il existe une communauté. Le bien est en effet, de manière générale, « ce à quoi toutes choses tendent » (Ethique à Nicomaque, I, 1, 1094 a3), donc ce que nous désirons naturellement (autrement dit spontanément) parce qu’en lui nous rejoignons une certaine perfection. Si donc il y a un bien commun, il est ce à quoi tend la communauté à titre de fin et pour atteindre sa perfection propre.
Cela suppose donc encore qu’il y a un caractère naturel de la communauté humaine, autrement dit que les hommes sont faits pour vivre en société. L’affirmation célèbre d’Aristote que l’homme est un animal politique signifie d’abord que l’homme ne peut être pleinement lui-même qu’en compagnie de ses semblables, i.e. qu’il est un être social. Mais l’affirmation est plus précise, puisqu’elle va jusqu’à dire que l’homme doit vivre dans une communauté politique (une cité), en tant que la communauté politique est la société parfaite, au sens où elle permet à l’homme de déployer toutes ses capacités : la cité contient et donc offre tout le nécessaire pour bien vivre, ce qui est le fondement de son autarcie au moins relative – cette autarcie que l’homme individuel tout comme les communautés infra politiques sont dans l’impuissance d’accomplir.
Qui dit communauté dit culture commune
Remarquons que cela ne signifie pas que nous pouvons former une communauté indifféremment avec tout homme. Des éléments particuliers entrent en ligne de compte pour qualifier le bien commun propre à une communauté : une langue, une histoire, des mœurs, bref une culture commune. Ceci parce que les mœurs humaines sont, à l’inverse des mœurs animales pour une espèce donnée, intrinsèquement diverses – ut in pluribus selon les termes scolastiques. Et elles sont ainsi parce que l’homme est capable de l’universel et qu’aucun ensemble empirique concret ne peut à lui seul exprimer intégralement cet universel – ou saturer la capacité de l’homme. C’est un point essentiel que nous retrouverons dans les conséquences de l’économie de marché.
3 types de bien chez l’homme
On doit distinguer trois types de bien dans le cas de l’homme : le bien honnête, qui est recherché pour lui-même, le bien utile, qui est recherché à titre d’instrument, et le bien délectable, autrement dit sensible, et donc lié au plaisir. Les trois doivent entrer autant que faire se peut en conjonction, et d’une manière générale, le bien de l’homme, considéré du point de vue de la seule nature, est de vivre le plus possible selon la raison, car c’est la raison qui fait notre différence avec l’animal, et car elle seule est capable de rendre justice en nous à nos diverses dimensions, étant la faculté qui voit les rapports entre les choses. Ce que les Anciens exprimaient en disait que la raison exerçait un commandement politique sur la sensibilité.
Le bien commun par conséquent ne saurait être réduit à un ensemble de conditions, matérielles ou autres.
Il est bien au-delà, un bien moral, commun par nature car la vertu ne peut s’épanouir qu’au sein d’une communauté. On peut dire qu’il se concentre dans le type de perfection humaine que telle communauté s’efforce de promouvoir et d’incarner et en fonction duquel elle s’ordonne – et il est vrai bien pour autant que ce type est conforme à la loi naturelle. C’est pourquoi un homme ne peut être bon que s’il est bien ordonné à la communauté (cf. ST Ia IIae q.92 a1 ad 3um) : car il ne peut y avoir de bien propre sans bien commun, et bien loin de s’opposer, les deux convergent (ibid., IIa IIae q.47 a10, ad 2um). Et c’est encore la raison pour laquelle le bien commun a une primauté sur le bien particulier – ce qui se peut se traduire, dans les cas extrêmes, par le sacrifice de l’individu à la communauté.
Selon Aristote, l’économie concerne les besoins de la maison
Incidemment, cette conception du bien commun permet de comprendre le sens du terme économie chez Aristote, différent de celui que nous donnons à ce terme. La cité étant composée de familles, et non (directement) d’individus, il y a un certain bien commun de la communauté familiale, qui est moral avant d’être matériel. L’économie a rapport à ce bien commun ; c’est donc l’administration de la maison ou de la famille, qui est composée de personnes avant de l’être de choses. L’activité d’acquisition de richesses, par production propre ou échange, est donc ici une activité instrumentale, et non le cœur de l’activité économique.
b. L’économie de marché : une éthique pluraliste du désir
Si nous en venons maintenant à l’économie de marché, l’usage de l’expression même « économie de marché » semble s’être généralisé à la fin du XXe siècle, en lieu et place du terme «capitalisme», peut-être quelque peu dévalué à force par la critique marxiste (Cf. Patrick Verley, « Economie de marché », Encyclopédia Universalis). L’expression n’a pas de sens rigoureusement défini, étant plutôt comprise par opposition à d’autres formes d’économie – avant tout l’économie planifiée, ou les économies que beaucoup sans doute diraient “primitives“. En positif, on peut dire, de manière simple, que l’économie de marché désigne une organisation économique structurée autour et en fonction du marché. Et par ce terme de marché, étant donné que l’emplacement physique de la négociation n’a le plus souvent qu’un rôle tout à fait secondaire aujourd’hui, il faut entendre l’échange économique. Les lois du marché, ce sont les lois censées rendre compte du fonctionnement objectif de l’échange.
Si l’économie telle que l’entendent les Modernes de manière générale est d’abord (et ce “d’abord“ peut aussi être chronologique) l’administration des choses rares dans une société humaine, donc un rapport aux choses avant d’être un rapport aux personnes, l’économie de marché est celle qui, dans cette administration, va mettre l’accent de manière principale sinon unilatérale sur la distribution des biens, en y soumettant tout le reste. C’est loin d’être absurde pour la production, laquelle a pour fonction première de satisfaire une demande – mais cela suppose tout de même un système qui tend à récuser toute forme d’autonomie économique (autoproduction). Et si cela prend la forme de la commercialisation en France de produits agricoles courants en provenance d’Amérique latine, par exemple, c’est plus discutable.
Mais au-delà, c’est la demande elle-même qui tend à être mise au service de l’échange. La course sans fin à une innovation qui ne répond pas à des besoins objectifs l’atteste : il s’agit alors de créer la demande, de manière artificielle. En clair, l’économie de marché va jouer sur le désir davantage que sur le besoin, et en somme elle généralise à l’ensemble des produits la logique qui prévalait jadis pour le seul luxe – avec la qualité en moins, et donc un prix abordable par beaucoup, la logique étant en fin de compte de se rapprocher de manière asymptotique d’un flux continu (bien évidemment en soi irréalisable).
L’économie de marché repose sur l’individu
Depuis au moins Aristote, le problème premier sinon peut-être de l’économie, du moins de l’échange économique, c’est d’équivaloir des choses divers entre elles, c’est la question de la valeur ou du prix des choses. Placer le marché au centre repose sur le postulat que cette valeur peut être déterminée par le seul jeu de l’offre et de la demande, donc par le libre jeu des désirs – et des désirs plutôt que des besoins, lesquels pourraient à la limite fausser ce jeu en y introduisant un élément de nécessité. Tel est en effet le postulat essentiel de l’économie de marché. En cela, l’économie de marché est pleinement solidaire du projet moderne de fonder un ordre sur l’individu, et de l’hédonisme individualiste qui sous-tend ce projet. Ce projet, dans sa version libérale, comporte, sur le plan pratique, deux volets (un troisième étant le développement de “la science“) : la conception contractualiste du politique, et l’économie de marché.
Le problème général des Modernes trouve son ancrage dans cette anthropologie qui se représente l’homme comme un ensemble d’individus dispersés à la recherche de leur unique bien individuel propre, et enclins à la violence mutuelle, soit une anthropologie qui nie la nature sociale de l’homme, qui nie donc toute communauté naturelle entre les hommes, affirme leur liberté d’indépendance native et leur égalité, et souligne la puissance de leur désir. De tels hommes sont dits libres, et avoir droit à tout ce qu’ils sont capables de faire et d’avoir, en fonction de leur désir. Comment à partir de cette prémisse à proprement parler anarchique fonder un ordre politique capable de s’opposer efficacement à la violence, sans pour autant être contre nature ?
Comment légitimer un système de pouvoir et d’obéissance, si l’homme est naturellement indépendant de ses semblables ?
La réponse de tous les philosophes modernes repose sur la volonté : je ne forme pas naturellement une communauté avec mes semblables, mais je peux décider par convention d’en former une, si cela m’est plus profitable que de vivre seul soumis aux aléas de la violence des autres, autrement dit par intérêt. Si je le fais volontairement, je le fais librement et ainsi l’obéissance a priori contre nature peut être légitimée. Dans cette matrice, les libéraux jouent le rôle des modérés, entre la théorie de la dictature permanente de Hobbes (seule la contrainte du Léviathan peut assurer la pérennité de l’engagement volontaire), et la théorie rousseauiste d’une volonté générale censée transmuer l’individu humain et le fondre dans cet être nouveau qu’est la société (C’est au moins une lecture possible de la doctrine du Contrat social. Il ne saurait bien évidemment être question ici de discuter un texte passablement ambivalent en bien des points.). La position libérale est médiane, opposant l’Etat à la société civile et en faisant seulement le gardien des libertés, soit des “droits naturels“ dont l’individu n’aliène que l’usage – et non le droit lui- même. L’individu demeure tel, libre dans un Etat libre, ce qu’on nomme un Etat de droit.
Mais la conséquence est que la solution du problème de la violence repose dans une large mesure sur la société elle-même. Si l’Etat peut ne jouer que ce rôle de gardien, c’est que le désir a été comme domestiqué. L’économie est là pour opérer cette domestication en travaillant le désir de manière plastique et indéfinie.
Le désir est le propre de l’homme (non pas sa définition – telle est l’erreur de Hobbes ou de Spinoza). L’animal ne le connaît que restreint dans les limites du besoin, ce qui n’est pas à proprement parler un désir, lequel surgit en vérité quand la sensibilité est élevée au- dessus du seul ici et maintenant, ce que seule la raison peut faire, au moyen de l’imagination. On peut dire que le désir, c’est la sensibilité en tant qu’elle est travaillée par l’universel.
Face à cette réalité, il y a deux attitudes.
Celle qui affirme que ce caractère indéfini du désir, qui ne se satisfait d’aucune réalité concrète mais est toujours au-delà, est en nous le signe que nous sommes faits pour autre chose que le monde présent : c’est l’eros platonicien qui nous ramène à notre patrie intelligible ou le désir naturel de voir Dieu, seul capable de saturer ce désir sans pour autant l’éteindre, selon saint Thomas d’Aquin. Ou bien l’attitude de Don Juan, qui vole d’objet en objet sans jamais s’arrêter, et pour qui l’objet n’est en fait que l’occasion pour le désir de s’exprimer. Don Juan est l’homme qui inscrit son existence dans le désir, qui en vient en fait à le définir : Don Juan est le désir en mouvement, ou ce mouvement indéfini qui est désir. De ce fait même, il est par excellence l’homme de l’économie au sens moderne, ou l’homme « économiquement inscrit » ainsi que qualifie l’homme Christian Arnsperger (Cf. « Echange, besoin, désir : l’économie de marché comme enjeu-clé de l’éthique économique contemporaine », in Revue d’éthique et de théologie morale, supplément, enjeux des morales fondamentales, Cerf, Juin 2000, n° 213 (je remercie très vivement Vivien Hoch d’avoir porté à ma connaissance cet article).), un homme qui se vit comme perpétuel manque, et qui instrumentalise tout le reste au service de son désir, et qui est en fin de compte travaillé par le néant – car aucun objet défini ne sera jamais là pour combler le manque, qui demeure alors la seule vérité de l’homme.
L’économie de marché est l’organisation économique qui répond à cette anthropologie.
En une réminiscence sans doute involontaire de Platon, Arnsperger formule cela à la perfection : « l’homme étant habité de pulsions et de “passions“, comment mettre la raison au service de ces passions pour qu’elle ne conduise pas à l’autodestruction de l’homme, et donc de toute passion ? » (ibid., p. 9) Soit. « Mettre la raison au service des passions » : c’est très exactement la formule que Platon met dans la bouche de Calliclès dans le dialogue Gorgias lorsque ce jeune homme impétueux affirme face à Socrate que ce qui est juste c’est d’assouvir toutes ses passions (491e sq.). Mais Platon nous fait comprendre que, ce faisant, Calliclès nous brosse le portrait du tyran. Et que lâcher la bride au désir en nous, c’est installer sa tyrannie, car le désir, au contraire de la raison, travaille pour lui et ignore la justice. De sorte que l’économie de marché, qui est organisée pour répondre aux désirs largement au-delà des besoins (qu’elle ne satisfait du reste pas pour tout le monde) a fondamentalement pour fin de domestiquer l’homme de Calliclès, ou de faire de chacun de nous des tyrans supportables.
Il ne faut pas se faire d’illusion : les dérives que nous constatons tous de manière évidente aujourd’hui (invasion du marché dans toutes les sphères de la vie, utilitarisme exacerbé, qui dévalue et rabaisse toutes les choses et jusqu’aux hommes et blesse la charité, etc.), sans être sans doute chacune strictement nécessaires, sont dans leur ensemble inévitables. Car le désir livré à lui-même est tyran et n’a pas de limite. Ces “dérives“ sont la traduction dans l’espace et le temps de la violence du désir. L’économie se doit de détendre cette violence en la faisant s’exprimer dans la succession et la multiplicité des objets. Elle la détend, mais elle ne la fait pas disparaître.
Si tout ceci est vrai, si nous sommes, en tant que modernes soumis à ce régime, autant de “petits tyrans respectables“, et pour autant que nous le sommes, la recherche d’un bien commun est vaine. Car nous ne formons pas une communauté si nous instrumentalisons les autres. Car nous ne sommes pas capables de vertu, si nous nous laissons dominer par le désir sans lui commander, la vertu étant conformité à la raison. Et nous ne sommes pas capables d’aimer vraiment le bien, ce qui suppose de sortir de son moi. En clair, si la raison est instrumentalisée, le désordre est consacré, dont aucun bien ne saurait résulter. De telle sorte qu’il apparaît que l’économie de marché ne peut se déployer que dans la négation du bien commun, si vraiment sa fonction, au sein du projet moderne, est de rendre possible la tyrannie du moi. Ce qui n’est pas sans se traduire par un certain nombre d’apories, qui attestent de l’incapacité qu’a l’économie de marché d’instaurer un véritable ordre.
II. L’évacuation de la finalité ou les apories d’un système économique
La force que revêt l’organisation économique moderne et contemporaine tient assurément à l’enrichissement colossal qu’elle a permis à travers les décennies, et à sa synergie avec l’innovation technique, elle-même rendue possible par le développement de la science mathématisée de la nature : tous ces éléments forment un système, car il a fallu la richesse pour subventionner la recherche scientifique, qui a bénéficié des applications techniques à titre de débouchés – à défaut d’être des moteurs de la recherche pour les savants. Mais elle tient aussi à l’idée que l’économie moderne a atteint le niveau d’une science qui a été capable de mettre à jour les véritables lois de l’économie.
A partir du 18e siècle, les actes économiques sont sortis du champ de la morale
Le postulat que partagent en effet la plupart des analystes de l’économie, sinon tous, c’est qu’à partir du XVIIIe siècle, on est parvenu à dégager “l’objet économie“ pour lui- même, et que l’économie a dès lors pu s’ériger en discours autonome vis-à-vis de la philosophie et de la théologie, et donc de la morale, à l’image de ce qu’a pu faire la science physique.
En l’occurrence, et pour aller à l’essentiel au risque d’une certaine simplification, la loi fondamentale est celle qui concerne la valeur économique, et la thèse est que c’est le libre jeu de l’offre et de la demande qui constitue le facteur principal de cette loi.
Quelle que soit la loi, l’essentiel demeure que déterminer une telle loi aurait un double avantage : cela permettrait de comprendre la relation structurante de l’économie, et donc l’ordre des choses économiques, et cela donnerait dans le même mouvement un principe d’action sûr pour développer correctement l’économie – à l’instar des lois physiques.
Il ne saurait être question de revenir ici sur la querelle des sciences humaines : le dossier est considérable, et il n’est pas clos. Soulignons seulement quelques aspects paradoxaux de ces affirmations.
Affirmer que l’on peut dégager des lois de l’économie, c’est postuler que cette activité humaine se structure à l’instar des activités des êtres naturels : c’est donc nier la liberté, car les « lois naturelles », pour n’être pas toutes strictement déterministes, ne parviennent pas pour autant à penser la liberté. Mais nier la liberté, cela ne revient-il pas à nier le rôle de la raison ? Pourtant toute l’économie repose sur le raisonnement des acteurs. Un pur calcul, dira-t-on. Admettons, mais pourquoi le faire ? La machine à calculer elle-même ne fait rien si une intelligence ne la programme pas. Le calcul obéit donc à une fin qui lui préexiste, et qui décide de lui, et cette fin n’est pas elle-même l’objet d’un calcul, sous peine de régression à l’infini. Il faut donc qu’il y ait une intelligence à l’œuvre, capable de vrais choix, de choix réfléchis, donc libres, ce qui invalide l’idée de lois strictes de l’économie.
Par ailleurs, le pluralisme éthique conduit à évacuer du discours économique toutes les considérations sur les fins, qui ne relèvent que de l’opinion personnelle, pour ne se centrer que sur les moyens, c’est-à-dire les relations censées structurer l’activité économique. Autrement dit, il se limite à une pensée purement technique. En pleine consonance avec la science moderne, à coup sûr. Mais cela signifie que la structure est à elle-même sa propre fin : et telle est bien l’ambition fondamentale de l’économie moderne en effet (cf. Arnsperger, ibid.). Mais à nouveau, c’est évacuer tout l’aspect proprement humain en évacuant la question de la vie bonne et heureuse.
En fait, ce que l’on se refuse à penser, c’est précisément la finalité, au prétexte que le pluralisme éthique est une réalité absolument indépassable. On retrouve ce trait dans tous les domaines de la pensée pratique : en droit, en politique (cf. Rawls), etc. Comme si l’avènement du pluralisme revêtait un caractère transcendant, presque surnaturel (cf. ce qu’écrivait Peillon de la révolution française). En fait, il y a là un sophisme par omission : du caractère en effet absolu de tout événement réel (dès lors qu’il s’est produit il ne peut pas ne pas avoir été, et il ne peut se reproduire à l’identique), et donc de l’impossibilité effective qu’il y a de tout retour en arrière, on tire la conséquence que toute doctrine passé est irrémédiablement périmée. Mais c’est oublier de préciser qu’un tel raisonnement suppose le postulat de l’univocité radicale du discours. S’il y a possibilité d’une analogie, les mêmes principes pourront se trouver mis en œuvre dans des contextes différents, sans contradiction. Mais l’on se refuse toujours à discuter ce point. – Mais refusant de poser la question de la finalité, on se condamne à renoncer au pourquoi, car l’explication est à chercher dans la fin, qui en toute chose prime, et certainement donc dans les choses humaines. Et l’on renonce donc au bien, tant subjectif – la vie belle et bonne – qu’objectif – la justice. Renonçant au bien, on renonce au bien commun, pour ne plus avoir qu’un processus arbitraire, à proprement parler absurde.
Gagne-t-on au moins la pensée d’un ordre ? Rien n’est moins sûr. Le postulat de l’économie de marché, c’est que la relation prime sur la substance – paradigme moderne qui n’a rien de spécifique à la pensée économique. Mais comment des relations peuvent-elles instaurer un ordre, sauf à estimer qu’elles forment un système radicalement déterminé ? – car sans finalité, laquelle seule assure une véritable unité, on n’a plus qu’un ordre accidentel, lequel ne peut tenir que si tous les éléments se co-déterminent en formant un système. Ne faut-il pas voir dans l’invasion généralisée de la vie par l’économique d’une part (dimension intensive), dans l’extension de plus en plus mondialisée de l’économie de marché de l’autre, le signe qu’un tel système cherche à se généraliser ?
Mais la fin nécessaire de ce mouvement n’est-elle pas l’imposition d’un ordre unique ? Ce qui conduirait à une uniformisation contraire à la nécessaire diversité des mœurs humaines, autrement dit des cultures. Une nouvelle tour de Babel, en quelque sorte, lancée à l’assaut du ciel.
Deux autres difficultés peuvent être soulevés : la contradiction d’une liberté libérale qui refuse l’autarcie, mais renforce et conforte l’interdépendance ; le dogme d’une croissance indéfinie et que l’on ne cherche pas à maîtriser, qui se heurte au caractère fini de notre monde. Ce qui rejoint le propos d’une certaine encyclique qui vient de paraître mais que je n’ai pas encore lue, et pose la question essentielle mais difficile d’un bien commun mondial.
Pour toutes ces raisons, il n’est que trop clair que l’économie de marché ne répond pas aux critères du bien commun.
Conclusion : l’économie de marché ne répond pas aux critères de bien commun
Le propos ici tenu n’est pas dirigé contre l’économie en général, ni contre le commerce, ni même contre la finance, toutes activités en elles-mêmes nécessaires à l’homme (au moins à partir d’un certain développement social pour les deux dernières), et en soi bonnes : cf. ce qu’en écrit Pierre de Lauzun, ibid. Il n’en reste pas moins que l’économie de marché répond à une anthropologie et un projet politique qui n’ont de sens que dans et par la négation du bien commun. Réguler un tel système est illusoire, il s’agit de le réformer de manière bien plus profonde. Mais sans doute cette réforme ne sera-t-elle pas d’abord économique, encore que des évolutions proprement économiques peuvent contribuer à la porter.
Notes de bas de page
[1] Il reprend les arguments classiques des Grecs : le risque de perturbation sociale qu’introduit le commerce extérieur en introduisant dans la cité des mœurs étrangères, et le risque d’extension des mœurs vénales si la classe des marchands au sein de la cité devient trop importante en nombre et en prestige. Au moins sur le second point, le moins qu’on puisse dire est que notre époque ne peut pas donner tort à saint Thomas (pour le premier, la question de la présence d’immigrés n’est pas liée de manière directe aujourd’hui aux échanges commerciaux, encore que de manière indirecte ce soit bien le cas. Mais la configuration est autre que celle que vise saint Thomas). – Précisons qu’il ne saurait être question de réduire en quelque manière que ce soit la réflexion de saint Thomas sur le commerce à cette dimension : cf. l’ouvrage de Pierre de Lauzun La finance, un regard chrétien, qui en détaille les aspects de manière tout à fait nuancée et juste, et en l’inscrivant dans le mouvement d’ensemble de son époque, qui voit un développement considérable de l’économie et des échanges, en même temps que de la pensée de ces réalités humaines. L’échange commercial comme tel n’est en particulier en aucun cas condamné. Mais enfin, ce passage du De regimine existe aussi, et ce qui nous intéresse est qu’il met en jeu de manière explicite le bien commun.