Ethique et paperasserie

par 28-05-2014Economie

Sous prétexte de sécuriser au maximum les citoyens et parfois sous couvert d’impératifs éthiques, nos entreprises sont submergées par la paperasse. Comment en est-on arrivé là ? Comment retrouver le fil conducteur d’une véritable éthique au travail ?

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La paperasserie ? Artisans et chefs d’entreprise témoignent

Un chef d’entreprise français, contrôlé à 12 reprises en un an, a calculé qu’il a passé 6 mois entiers au cours de l’année à répondre aux diverses administrations : à l’inspecteur du travail, à la Direction des douanes, au contrôle de la facturation, à la police de l’air et des frontières, à l’URSSAF, au fisc. « J’ai passé six mois à ne faire que cela, à essayer sans cesse de démontrer notre bonne foi » [1].

Un menuisier-ébéniste se plaint qu’il passe trois heures par jour dans la paperasse : « il manque toujours un papier » : d’où de longues heures au téléphone, avec un machine qui vous balade de musique d’attente en musique d’attente, sans aucun interlocuteur au bout du fil. La paperasse, c’est aussi « les normes qui s’accumulent », pour chaque produit et chaque opération. « Au lieu de former les gens, on leur demande de remplir des fiches pour prouver qu’ils respectent les normes contraignantes »[2].

Une entreprise de 130 salariés est aujourd’hui, en France, incapable d’établir la feuille de paie de ses salariés ; c’est devenu trop compliqué ; « on fait faire à l’extérieur » [3] (par un cabinet comptable). Que dire des entreprises de 20 ou 30 salariés ? Il n’est pas critiquable de sous-traiter des opérations, mais qu’une entreprise  de cette taille, qui n’est plus artisanale, soit obligée de le faire pour des bulletins de salaires, montre à quel point la société française est bloquée.

Un chef d’entreprise,  change de locaux pour s’agrandir et déménage deux petites structures (SARL) de 3 personnes dans des locaux plus grands au sein de la même ville. Le changement administratif d’adresse par structure représente un coût d’environ 1500€ chacune (frais de greffe frais comptable et frais de publication) et un peu plus d’une demi-journée de travail : modification des statuts en AGE (purement formelle) et publications dans les journaux d’annonces légales. Or, un déménagement pour une petite structure est soit un investissement en vue d’un développement, soit une recherche d’économies. Au total, l’administration alourdit l’opération, plutôt que de faciliter la mobilité.

Les « petites taxes » :  taxes sur les huiles, sur les farines, sur la copie privée, sur les vidéogrammes, sur les surfaces commerciales, sur les véhicules de sociétés , sur les essieux, sur le balayage etc…Elles sont au nombre de 309 (trois-cent-neuf !) [4].  Le problème n’est pas tant la charge financière qu’elles représentent que l’invraisemblable perte de temps passé à remplir les formulaires.    Ainsi pour la taxe Ecofolio, que doivent verser les sociétés qui  distribuent un certain tonnage d’imprimés, le recensement de tous les produits soumis à la taxe peut prendre plusieurs dizaines d’heures : c’est le cas dans une ETI de l’agro-alimentaire[5].  A la limite, les entreprises préféreraient payer une amende.

La paperasserie incite à l’incivisme.

Qui est lésé ? C’est vrai qu’il faut lutter contre les fraudes, contre les vols, contre les malfaçons, contre tous les vices. Faut-il pour autant paralyser les entreprises avec la paperasse et son cortège de pertes de temps collatérales : coups de téléphone « aux abonnés absents », coups de téléphone « aux machines » – les répondeurs automatiques -, démarches aboutissant à de nouvelles demandes de papiers, discussions pour prouver sa bonne foi, etc..… ? Autant de temps et d’énergie volés au détriment du seul personnage véritablement important pour l’entreprise : le client. Les « parties prenantes » de l’entreprise, selon l’expression à la mode (les salariés, les fournisseurs, les actionnaires, qui ensemble concourent au fonctionnement de l’entreprise) sont aussi lésés. Mais de ce personnage central qu’est le client,  tout dépend. Nous ne devrions pas détourner l’entreprise du client à cause de la paperasse.

L’administration française a une longue tradition paperassière, qui remonte peut-être à l’Ancien régime.

Il est vrai que l’Administration ne travaille sérieusement qu’avec des papiers, aujourd’hui sous forme électronique (ce sont toujours des papiers). Mais de multiples contrôles paperassiers – et pas seulement ceux du fisc -, pèsent souvent inutilement sur les activités de l’entreprise.

Par ailleurs, la Commission européenne a développé en droit des affaires un cortège de directives et de règlements, souvent transposés de façon rigide – voire absconse –  par le législateur français, ce qui en aggrave l’aspect  tatillon  pour les entreprises ; des exigences d’information souvent inutiles pour ceux que l’on est censé protéger : les clients, les salariés, les actionnaires, les épargnants.  Ainsi par exemple, alors que 4 pages suffiraient amplement pour une note d’information émise par une entreprise en vue d’une augmentation de capital dans le public, comme on l’a vu  lors des privatisations en France,  le prospectus de type  européen de 2004, destiné au public – et que d’ailleurs personne ne lit sauf une poignée de professionnels –, doit suivre un modèle imposé par un règlement qui fait plus de 100 pages et représente une liasse de 2 cm d’épaisseur.

Enfin, un certain nombre de modes, venues essentiellement des Etats-Unis, ont incité l’ensemble des Occidentaux à adopter des normes et des modes de « reporting » poussées dans tous les domaines.

Le plus paradoxal de la situation est que ce sont souvent les grandes entreprises elles-mêmes qui ont mis au point au fil du temps ces « reportings » financiers et non financiers : mais dans une mesure raisonnable, pour leur usage propre et à destination du public et de leurs investisseurs. De multiples  institutions, qui se font les défenseurs des actionnaires (dont les conseils en vote aux assemblées générales des sociétés cotées, les proxy advisors), les défenseurs des épargnants et des investisseurs (les comités de normes comptables internationales), les défenseurs de l’environnement (associations ou pouvoirs publics, organisant des colloques à grand renfort de publicité)-, ont prétendu normaliser et imposer à toutes les entreprises quels que soient leur secteur ou leur taille, ces obligations d’informations qui à l’origine sont souvent des initiatives volontaires – et justifiées – de grands groupes industriels. Des « affaires », parfois spectaculaires, ont donné prétexte à multiplier ces obligations à l’infini à bon nombre d’entreprises : celles qui sont de taille modeste vont devoir faire appel à des spécialistes pour remplir les formulaires  imposés par la réglementation.

Les initiatives spontanées du secteur privé ont conduit à l’adoption en particulier d’un « droit mou » ou « droit souple », ensemble de recommandations professionnelles ou patronales à destination des entreprises essentiellement cotées (ex : code Afep-Medef de gouvernance des sociétés cotées, code Middlenext « pour une gouvernance raisonnable » des sociétés moyennes cotées), tendant à obtenir d’elles un comportement éthique tout en échappant à la rigidité des lois et règlements étatiques. Les entreprises qui estiment devoir s’affranchir de ces codes doivent s’en expliquer (principe que les Anglo-saxons résument par l’aphorisme « comply or explain »), procédure saine et qui préserve la liberté d’entreprendre. Malheureusement, en France, on veut se distinguer et en rajouter : le législateur s’en est trop souvent mêlé à son tour, en traduisant ces exigences en « droit dur », c’est-à-dire dans des lois et décrets plus tatillons les uns que les autres. Vieille habitude française : certains abusent ; on fait une loi pour tous.

On pourrait croire que les services administratifs de l’entreprise sont seuls concernés. Grave erreur : la paperasserie envahit même les services de production, voire de recherche ; ce qui est un comble, alors que  toutes les énergies de l’entreprise devraient tendre à satisfaire, comme nous l’avons dit plus haut,  le seul véritable patron de l’entreprise : le client ; et à faire durer l’entreprise dans le cadre d’une stratégie à long terme. Servons d’abord le client ; le reste viendra de surcroît : conquête de nouveaux clients, profits, investissements, amélioration des conditions de travail des salariés, dividendes versés aux actionnaires, accélération des paiements dus aux fournisseurs, etc.

L’immense majorité des chefs d’entreprise français subit donc de façon convergente une « triple peine » : l’omniprésence de l’administration française, une  production excessive de textes européens interprétés de façon particulièrement rigide en France et l’effet des modes anglo-saxonnes sur les normes d’information et les reportings.

Les mesures de simplifications adoptées ou annoncées

Plusieurs lois dites de « simplification » ont été adoptées récemment en France. Elles ont apporté des avancées ponctuelles (ex : déclarations fiscales simplifiées, suppression du dépôt de certains documents au greffe pour les petites entreprises). Mais les choses avancent lentement. Des lois de simplification  ont même compliqué davantage la tâche des entreprises, plusieurs expériences l’ont prouvé encore récemment.

Le Parlement s’est récemment emparé du sujet de façon plus concrète sous l’impulsion de M. Thierry MANDON, député PS, et de M. Guillaume POITRINAL, ancien chef d’entreprise, co-présidents du « Conseil de la simplification », qui a retenu notamment plusieurs idées en provenance du Medef. Parmi les 50 mesures préconisées par ce Conseil le 14 avril 2014 : la simplification des feuilles de paie (en moins de 10 lignes ….), un statut unique de jeune entrepreneur (un seul document, un seul guichet), une simplification de l’accès aux marchés publics (un n° SIRET et une déclaration sur l’honneur), la disparition de la rétroactivité fiscale  (vieux serpent de mer),   chaque nouvelle règle devant être compensée par la suppression des anciennes (les Anglais disent : « One in, two out »).

Tout cela est bel et bien.  Mais il faudra des années avant que de nombreuses mesures annoncées soient mises en oeuvre. Alors que faire ?

Améliorer de façon décisive la liberté d’entreprendre, accompagner de façon libérale le financement des entreprises naissantes (il ne suffit pas de favoriser la création d’entreprise, encore faut-il encourager leur croissance les premières années), créer un climat favorable, non pas aux « canards boiteux », mais aux entreprises qui marchent, pour qu’elles marchent encore mieux et créent des emplois durables,  assouplir les procédures d’embauche et de licenciement, assouplir les entrées et sorties de la bourse, favoriser les actionnaires de long terme hors bourse (le capital-développement) comme en bourse, voilà une politique qui  serait  efficace.

Ainsi, dispenser purement et simplement certaines entreprises de beaucoup d’obligations paperassières au-dessous de certains seuils de taille est une mesure arbitraire, mais elle a prouvé son efficacité. Le Conseil de simplification précité n’a pas réussi à se mettre d’accord sur l’atténuation des effets de seuils, alors que, comme chacun le sait, par miracle, de nombreuses entreprises en France cessent de croître et d’embaucher lorsqu’elles atteignent 49 salariés : le passage du seuil de 50 salariés déclenche de lourdes charges nouvelles. La seule solution est de créer un groupe de petites sociétés : mais il faut alors gérer ce groupe ; ce sont des charges nouvelles. La vraie question est de savoir quels seuils retenir. Il faudrait à notre avis porter en France le seuil social de 50 salariés à au moins 250 salariés. Des dispenses d’obligations d’origine européenne bénéficient déjà aux « PME » : malheureusement, une « PME » au sens de la Commission de Bruxelles est une entreprise de moins de 250 salariés, ce qui est un seuil beaucoup trop bas pour la plupart de ces exigences européennes. Un seuil deux fois plus élevé est encore insuffisant à notre avis. Ainsi, par exemple, il est urgent de dispenser l’ensemble des sociétés non cotées – qui ne sont pas des holdings – et/ou de taille moyenne ou modeste de respecter les invraisemblables exigences d’informations imposées aux entreprises de plus de 500 salariés, y compris dans le secteur des services – dans ce dernier cas souvent sans aucune pertinence- , par le décret français du 24 avril 2012 en matière sociale et environnementales (RSE) : les informations désormais exigées en matière de « développement durable »,  qui à l’origine partaient d’un bon sentiment de défense de l’environnement, finissent par submerger inutilement les entreprises, surtout de taille modeste.

Et il faut cesser d’être naïf : sous des prétextes « éthiques », on risque de mettre en danger les entreprises européennes par de nouvelles réglementations qui les mettraient à nu vis-à-vis de leurs concurrentes : ainsi en est-il  par exemple des actuels projets européens d’obligations de reporting pays par pays (informations « extra-financières », notamment sur les chiffres d’affaires et les bénéfices ou pertes avant impôt pays par pays),  y compris pour les entreprises non bancaires, ce qui permettra de dévoiler nos stratégies commerciales à nos concurrents. Ces obligations sont au demeurant déjà inscrites dans une loi française du 26 juillet 2013, qui entrera en vigueur en même temps que les futures dispositions européennes : là encore, la France fait du zèle, de façon totalement intempestive, en prenant de l’avance par rapport à la législation européenne.

Au-delà de ces obsessions paperassières, il faut d’abord et avant tout rappeler à temps et à contretemps la fin poursuivie par les règles d’éthique élémentaire : ne pas tromper son client (en respectant des normes élémentaires de qualité), payer décemment ses collaborateurs (ne pas les assommer par des fiches de salaires incompréhensibles, avec des charges qui ont atteint des sommets en France),  respecter les engagements pris envers son banquier (s’il vous fait confiance, il ne vous demandera plus de paperasse), informer suffisamment ses actionnaires et le public si l’on fait appel public à l’épargne (par des notes courtes et claires), etc…..

La liste est longue des possibilités de dispenses et de véritables simplifications. A l’heure où toutes les énergies doivent être tendues vers le client, vers le client actuel qu’il faut conserver, vers le client futur qu’il faut conquérir, vers les marchés porteurs, vers le profit, vers l’investissement, c’est-à- dire vers les emplois de demain, il n’est plus temps de barbouiller de nouveaux textes au Journal  Officiel. Rappelons sans cesse les grands principes d’éthique. Il y a aura toujours des tricheurs et des gens malhonnêtes : arrêtons-les  et sanctionnons-les. Et laissons l’immense majorité des honnêtes gens travailler.

En bref : une « nuit du 4 août » économico-sociale

. créer un climat favorable aux entreprises par des mesures à effet immédiat ;

. mettre immédiatement en application la simplification annoncée du bulletin de paie, avec une baisse parallèle des charges indirectes ;

. transformer immédiatement une part du salaire indirect en salaire direct, en reportant sur les assurances privées les petits risques de prévoyance et de santé (sauf pour les nécessiteux bénéficiant du CMU) : d’où une augmentation immédiate du pouvoir d’achat, avec une utilisation arbitrée par le salarié entre épargne, assurances, et consommation ; pas de risque d’inflation : nous sommes au bord de la déflation ;

. élever immédiatement et massivement le seuil social de 50 salariés, à au moins 250 salariés (le seuil européen des PME) ;

. permettre à toute entreprise d’entrer et de sortir de la bourse moyennant la diffusion dans le public d’une note de 4 pages au grand maximum ;

. supprimer tous les reportings inutiles (environnement, diversité, mixité, etc…) pour toutes les entreprises de moins de 5000 salariés ;

. remplacer toutes les « petites taxes » par un impôt forfaitaire – même plus élevé – calculé « à la louche ».

Résultat : de telles mesures devraient contribuer à une plus grande souplesse de fonctionnement des entreprises, donc au développement des activités économiques, et par voie de conséquence à la baisse du chômage.

[1] – Le Point, 12 décembre 2013, p. 84.

[2] – Ibidem, p. 79.

[3] – Le Point  préc. p. 75.

[4] – Rapport  2013 du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO), dépendant de la Cour des comptes, cité par Option Finance, n° 1258, 24 février 2014, p. 9.

[5] – Ibidem.

Autres publications

Jean-Paul Valuet
Consultant senior en droit des sociétés cotées. Juriste. Auteur d'ouvrages et de nombreux articles sur le droit des sociétés et actionnariat des salariés.