François Michelin : Une vie faite de convictions et d’humanité !

par 30-04-2015Economie

« L’entrepreneur est aussi un travailleur ! » François Michelin a été directeur général de Michelin de 1955 à 1999. Il est devenu le premier fabricant de pneus dans le monde, avec plus de 40.000 employés répartis sur 75 pays différents. François Michelin est un patron vraiment atypique. Voici quelques extraits de sa conférence donnée au Meeting de Rimini en août 2003. Sens du travail, qualités de l’entrepreneur, respect de la dignité de toute personne en entreprise : il donne son témoignage et son point de vue de patron chrétien.

François Michelin, votre entreprise a été une réussite. Selon vous, quelle est l’entreprise idéale ? Qui êtes-vous ? Quel entrepreneur êtes-vous ?

François Michelin : Tout d’abord, je tiens à me présenter. Ma femme Bernadette et moi avons soixante-dix ans. Nous avons eu six enfants: les deux plus grandes sont entrées en religion; deux autres sont, eux mariés et nous avons huit petits-enfants. Revenons à la question initiale. J’ai aimé l’idée de travailler dans une usine et de faire un travail qui me plaisait. J’ai connu un certain nombre de tragédies, certaines au sein même de l’entreprise. Mon père a été nommé directeur du Michelin en 1929 en remplacement de son père, mais il est mort dans un accident d’avion en 1932. Il y a eu ensuite Pierre, son frère, qui a été nommé gestionnaire en 1934 et qui, malheureusement est décédé en 1937 dans un accident de voiture. Et puis, de toutes les personnes que connaissait Edouard Michelin, Il a choisi Mr Puiseau, qui était un de ses gendres. Mon grand-père est décédé en 1940, et Mr Puiseau a assuré la direction des usines Michelin dans les plus terribles années sous la pression nazie extrêmement forte. Il a été capable de leur dire non. Ensuite, il s’est également opposé aux Américains, Il a été mon mentor, jusqu’en 1950 mais il a été lui aussi victime d’un grave accident de voiture et, à ce moment, il m‘a dit: « Vous devez entrer dans l’entreprise. » Et je suis ici. J’ai rejoint l’entreprise en 1951, pour être précis.

François Michelin a rejoint l’entreprise familiale en 1951

Dans l’usine, j’ai commencé par fabriquer des pneus. J’ai ensuite vendu des pneus, et j’ai fini par travailler dans le laboratoire de recherche. Mais surtout, j’ai essayé de comprendre quels étaient les problèmes de relations interpersonnelles entre les personnes travaillant dans l’entreprise.
Revenons en arrière, retour en 1938, ce sont des souvenirs de mon début d’adolescence. J’avais douze ans et, avec mes cousins, mon grand-père nous a permis de travailler à l’usine, de traiter le bois, le fer, d’acquérir, d’une certaine façon, une première expérience. Et c’est à ce moment-là que j’ai  rencontré le personnel de l’usine véritablement. Et c’est ainsi que j’ai compris que l’étiquette «travailleur» avait strictement aucun sens, que c’étaient avant tout des hommes, des personnes, tout comme moi, avec leurs qualités et leurs défauts. C’est pourquoi la notion de classe, tout à coup, a disparu à mes yeux. Et cette conscience je l’ai gardé toute ma vie.
Lorsque Monsieur Puiseau m’a demandé de travailler pour la société, et m’a donc interdit toute autre possibilité, c’était impressionnant. Je me suis immédiatement dit très clairement qu’il ne suffisait pas de s’appeler  Michelin pour être immédiatement parvenu à la tête de l’entreprise. J’ai alors annoncé à tous les collaborateurs que si jamais je ne travaillais pas d’une manière digne de mon nom, ils devraient me le dire. Depuis lors  j’ai travaillé vraiment et j’ai apprécié l’industrie automobile et pneumatique, et ce choix n’a jamais plus posé de difficulté.

En arrivant de l’extérieur, même si vous avez toujours vécu dans l’atmosphère de l’usine, comment et avec quel sens des responsabilités avez-vous géré une société si grande, et si complexe ?

François Michelin : La première chose que j’ai remarqué, était que personne ne venait à l’usine uniquement pour gagner du pain. Et que, en plus, l’argent qui fait votre salaire provient des clients. En conséquence, le véritable propriétaire de l’usine n’a jamais été moi-même, mais il a été le client. La question qui se pose et que faut-il faire pour qu’un client achète nos pneus? Donc, nous nous sommes immédiatement rendu compte que le point le plus important était la qualité, ce fut le point clé. Le pneu, que nous fabriquions, devait correspondre aux besoins. Et, d’autre part, nous devions réduire, autant que possible les coûts. Ainsi, avec ces deux éléments, avec ces deux piliers – la qualité d’une part, le prix de l’autre – Vous aviez déjà tous les éléments qui nous permettaient de comprendre ce qu’est la vie d’une société, d’une entreprise. À votre avis, qu’est-ce qui détermine la forme d’un soc d’une charrue? C’est la volonté de l’agriculteur, ou la nature du sol?  C’est évidemment la nature du terrain.

« Tout ce qui vient du client, et tout ce qui vient des matières premières, dont l’usine de pneus a besoin, tout cela fait partie de ce qui détermine la vie et la survie de l’entreprise. »

« Tous les problèmes posés par les relations entre les individus et le personnel de l’entreprise, vient de cette notion fondamentale. Les commandes viennent telles du patron parce qu’il a le titre, si c’est ainsi cela devient une catastrophe. Bien au contraire si le patron est capable de comprendre les problèmes, les difficultés des personnes qui travaillent, qui manipulent la matière, et si il est capable de trouver des solutions à leurs problèmes, oui, il devient un véritable patron.
Nous pensons toujours qu’une société est comme une grande pyramide, c’est à l’opposé,  le client qui commande. Je ne considère pas le patron comme celui qui est au somment. Je suis désolé, même si les journalistes nous définissent souvent comme ceux qui sont au sommet, mais non, nous sommes juste toujours au ras du sol. On parle de gestionnaires et d’employés, mais je me demande: qui est l’employé de l’autre? Qui dépend vraiment de l’autre? »

Le patron est-il celui qui donne le salaire ?

François Michelin: « Non, parce que le salaire vient du travail de tous et de chacun. Et si le travail est mal fait, il n’y a aucun salaire pour personne. Ici, le patron est directement dépendant de la clientèle et, progressivement, tout au long du cycle de production – de la fabrication, du matériel, de l’objet final de fabrication – il y a tout un ensemble de dépendances qui sont créés. Nous devons avoir une vision réaliste des choses pour éviter de faire des erreurs absolument catastrophiques. »

Quand nous pensons à l’usine, nous pensons d’abord à un lieu de conflit, de contrastes. C’est une sorte de préjugé qui nous amène à l’erreur selon vous. Vous pensez au contraire que l’usine, est aussi un lieu où on fait son expérience, surtout en cinquante ans de travail. Ainsi l’usine est le lieu d’une création commune. Pouvez-vous approfondir ce point, parce que c’est une vision nouvelle et intéressante.

François Michelin: « On a connu un jour, une grève à l’usine de Clermont Ferrant, l’usine s’est arrêtée et a été fermée. Mais des ouvriers voulaient encore entrer dans l’usine. A la porte il y avait un délégué syndical que je connaissais un peu et qui distribuait des tracts pour durcir la grève. Je ne me souviens pas de son nom mais je me souviens qu’il avait des yeux bleus vraiment extraordinaires. Nous avons commencé à parler un peu: « Je serai bref, pensez-vous que le patron est un travailleur? Le patron, à votre avis, agit-il? ». « Non – dit-il – à mon avis, il n’est pas un travailleur. »
« Eh bien excusez-moi, que dois-je dire à ma femme, de la manière dont j’occupe mes journées ? »; « Non, il n’est pas un travailleur parce qu’il n’a pas le statut de travailleur, » a-t-il dit. Et puis il a ajouté: « En bref, il n’est pas un travailleur parce qu’il ne reçoit pas de salaire, et surtout, qu’il ne reçoit pas d’ordres. En effet, c’est le patron qui donne des ordres et le travailleur qui exécute ou, en tout cas, l’employé doit répondre à ces commandes. » Je lui ai demandé si il était vraiment sûr de ce qu’il disait, et il a insisté: «Bien sûr, bien sûr! ». Et je lui ai donc répondu : « Oui, mais il y a une grève à l’usine », et il dit: « Oui, je sais», et je lui répondis: « Alors je donne un ordre, et je ne comprends pas que l’usine ne fonctionne pas ? ».

Comprenez : « Lorsque Mercedes, Peugeot et d’autres me demandent un type particulier de produit, un pneu d’un certain type, ou même Fiat, en bref, chaque voiture a ses spécificités, donc c’est plus complexe que cela. Lorsque ces grands de l’automobile ont besoin d’un produit spécifique, adapté à leurs voitures, ils me donnent un ordre. Nous devons nous adapter, trouver un dessin et, si les machines sont mal conçus, c’est la rupture des brins. Donc, ici, c’est aussi la matière première qui nous donne un ordre. Grâce à la recherche, je permets de trouver de nouveaux produit, de nouveau processus qui permettent à l’usine d’être en permanence en activité. »

« Donc, pour tout cela, je peux dire que je suis aussi un travailleur. »

La vérité est que le travailleur doit prendre en compte les ordres qui sont donnés par la matière première, qui est manipulé. Le principal progrès que nous avons réalisé dans l’usine, est dans le domaine de la chimie, en particulier, qui est en plein essor et qui permet de développer certain nouveaux pneus, de déterminer que certains alliages fonctionnent mieux que d’autre. Les produits chimiques sont des atomes et des molécules que nous ne pouvons pas créer, ainsi nous avons besoin de gens qui peuvent vraiment comprendre, la recherche est donc primordiale. Ce qui est vrai dans le domaine des questions techniques, mécaniques ou commercialles, est d’autant plus vrai dans la sphère humaine. La question que nous devons nous poser est la suivante: «Qu’est-ce qui fait que les gens travaillent bien ensemble? Parce qu’il y a des problèmes, des petits problèmes entre les gens. Et parce que nous ressentons tous des difficultés. Nous reconnaissons qu’il n’y a pas de réponse unique. Parce que chacun d’entre vous dans cette salle aussi, est unique et irremplaçable. Dans l’histoire de l’humanité, vous ne trouvez pas quelqu’un comme vous, d’identique à vous. Voilà pourquoi nous avons cette attitude, cet état d’esprit qui nous permet d’écouter les gens qui travaillent et vivent autour de nous. Dans chaque être humain, au-delà des apparences, il y a un diamant que nous pouvons découvrir ensemble. Il y a, dans notre industrie, des emplois forts différents. »

François Michelin, est-il possible d’être heureux dans le travail ?

François Michelin: Nous devrions poser cette question aux chômeurs. Excusez-moi de donner ce genre de réponse, mais il faut toujours voir les problèmes de manière plus élevée. Tout d’abord, la question était très difficile, comment l’appréhender ? Qu’est-ce donc que le travail ? Je pense que j’ai posé cette question au moins huit fois, dans l’entreprise, mais aussi à l’extérieur de l’entreprise. J’ai posé aussi cette question à un  Premier ministre français. Il a commencé à marmonner quelque chose, mais à la fin, il  ne m’a pas donné de réponse, c’était incompréhensible. Je l’ai posé, un peu malicieusement, et il est resté sur une attitude un peu trop idéologique.
Un jour, nous étions dans la cantine avec le personnel d’un département, il y avait des travailleurs et  d’autres employés qui faisaient le nettoyage, je ne me souviens qu’à ma droite, j’ai posé cette question: « Qu’est-ce que c’est que le travail? ». Et cette personne qui était un simple nettoyeur, a répondu: «Le travail, c’est la vie. » Et la personne en face de lui, a repris : « Oui, il est vrai, vous avez raison. Mais les conditions de travail sont aussi importantes.  » Voilà Ou réside le problème pour une entreprise, pour une industrie. J’ai aussi posé la même question à un inspecteur de l’enseignement d’une école technique, et il m’a dit: «Le travail c’est la souffrance. » Et je lui ai demandé: « Lorsque vous marchez ,vous ressentez des douleurs dans les jambes? » – « Non », répond-il, « Pourtant ces jambes font un travail. »
Vous devez donner un autre sens à la sueur de votre front. Ceci est un point de vue personnel, et l’espère que cela n’est pas considéré comme une hérésie. Lorsque vous travaillez, vous passez votre temps à imaginer des choses qui se déroulent d’une manière différente de ce que vous souhaitez. Nous devons accepter le fait que nos idées ne soient pas conformes toujours à la réalité, et cela bien sûr, blesse notre fierté. La sueur de notre front n’est rien de plus que cela, elle est notre fierté qui refuse de se plier à la réalité, surtout lorsque nous sommes confrontés à la nature, à la réalité de la matière première que nous travaillons, à la machine sur laquelle nous travaillons. Ceci est également vrai dans les relations. Il faut avoir une attitude de grande humilité. Il faut respecter la réalité !
On a tendance à vouloir organiser tout cela. Mais vous ne pouvez organiser votre vie, vous avez à la vivre.

Question: Quelles sont les qualités d’un bon entrepreneur ?

François Michelin: La vie apaisée dans l’entreprise est possible que si tout le monde comprend l’intention de l’autre. Si nous parlons en termes d’entreprise  responsable, alors le patron, les employés doivent être capables de comprendre clairement et de façon convaincante que le client est leur seul véritable patron, que la matière est plus forte que nous, et les relations qui sont créés au sein du groupe sont ce qui est de plus important, voici l’idéal. J’ai fait beaucoup d’erreurs dans ma vie, de mauvaises décisions techniques, mais je reste encore affecté par mes erreurs au niveau des relations avec le personnel.

Avez-vous des affinités avec la jeune génération de dirigeants ?

François Michelin: Pour répondre à votre question je dirai que je ne me soucie pas des idées à la mode, idées qui circulent. J’essaie de rester concentrer sur ce qui est utile pour les activités que nous menons. Beaucoup de chefs d’entreprise vivent à Paris, et, par conséquent, inévitablement, se retrouvent entre eux, influencés par les idées à la mode.
Mon bureau, cependant, est dans l’usine, et chaque jour je suis en contact étroit avec l’ensemble du personnel. Nous nous réunissons dans l’usine, dans le périmètre de l’usine et nous bavardons. A Paris, cela est impossible. Je pense que de nombreux dirigeants d’entreprises, de nombreux propriétaires pensent ce que je pense, mais n’ose pas le dire.

Avez-vous renvoyé des personnes ? Existent-ils des motifs de licenciement acceptables ?

François Michelin: Prenons l’exemple d’un licenciement qui ne soit pas dicté par des raisons économiques, mais du fait de la seule personne qui n’a pas les qualités, les compétences en quelque sorte, pour notre société, et qui porte un préjudice à notre société, de différentes manières. La première chose à faire est de l’appeler et lui dire: «Nous devons parler, il faut améliorer vos performances et un certain nombre de points. Nous croyons que vous êtes en mesure de le faire parce que vous en avez la capacité et l’intelligence « . Et si cette personne continue à ne rien faire, il doit prendre la décision d’être congédié, vous comprenez? La société a besoin de faire un travail d’équipe, il appartient à une équipe, c’est pourquoi, il arrive de devoir se séparer de cadres car ils ne font pas correctement leur travail. Certes licencier quelqu’un est toujours douloureux, vraiment. Il m’est arrivé un jour de rencontrer un ministre français du Travail, et on parlait de cette question des licenciements. La conversation était un peu étrange, un peu décalée, je ne comprenais pas exactement ce qu’il voulait dire; C’était un ministre socialiste mais il aurait pu être également un ministre de droite. Je lui ai dit:  » Croyez-vous que les patrons éprouvent une joie sadique à licencier leurs employés ? », et à cette question, je n’ai pas eu de réponses. Je trouve que le silence est une terrible réponse. Nous connaissons un problème fondamental, dans le monde entier, mais particulièrement en Europe. Nous avons dit plus tôt que l’entreprise est considérée comme un lieu de conflit, de confrontation, d’opposition. Il y a les patrons d’un côté, le personnel de l’autre, et les clients aussi éloignés. Et la politique… Si nous n’arrivons pas à créer les conditions d’une rencontre de tous ces acteurs, rien ne pourra jamais fonctionner.

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