Un ordre économique juste est-il de ce monde ? (1/2)

par 20-06-2015Economie

Qu’est-ce qu’un ordre économique juste ? Pour Pierre de Lauzun, il suppose une économie décentralisée, donc fondée sur la propriété et le marché, mais orientée dans le bon sens par le double jeu des valeurs qui animent les acteurs, et d’une régulation publique bien conçue. Ce qui veut dire qu’on ne peut pas parler d’économie sans parler de culture et de valeurs collectives d’une part, d’organisation et d’orientation des pouvoirs de l’autre.

La justice « commutative » régit les échanges et suppose une économie libre mais ordonnée

S’agissant plus précisément de la justice, je pars de l’existence de deux types de justice : la commutative et la distributive, dans la description qu’en fait saint Thomas. Dans le premier cas, on vise les rapports d’une personne à une autre. Il s’agit donc de relations entre deux parties de la société, qui se posent en termes deréciprocité. Cette justice ‘commutative’ régit les échanges. Elle présuppose que la société est une société d’autonomie des agents économiques et donc de propriété privée, conforme au principe de subsidiarité, qui interagissent sur une forme ou une autre de marché. Elle vise à ce que leurs échanges se fassent dans le respect de chacun et de ses droits, à la recherche d’un optimum collectif. Elle suppose donc fondamentalement une économie libre mais dont les marchés sont équitables et l’action des agents bien ordonnée. Dans le second cas, on considère la relation de la partie au tout, donc de la personne à la société.

La justice « distributive » donner une place convenable à chaque personne, proportionnée à son rôle dans la société

Cette justice ‘distributive’ considère la distribution des choses qui sont communes aux membres de la société. C’est en fait la question de ce que chacun doit obtenir dans le cadre de la société. Dans ce cas, on donne à une personne privée en prenant dans ce qui est au tout, dans la mesure seulement où ce qui appartient au tout est dû à cette partie. Ce dû est d’autant plus grand que cette partie a un rôle plus grand dans le tout ,selon une règle de proportionnalité. Selon quel critère ? Cela dépend dit saint Thomas de l’organisation de la société. Et naturellement aussi des possibilités de la société en question. Mais l’idée centrale est de donner une place convenable à chaque personne, proportionnée à son rôle dans la société. Bien entendu cela suppose de définir de quelle société on parle, de quelle communauté. Il y a évidemment une pluralité de niveaux, du local au mondial. Mais il me paraît que celui qui correspond le plus à une véritable communauté politique est aujourd’hui le niveau national.

Une société juste requiert l’autonomie des communautés et des personnes ainsi que de la régulation et une orientation éthique

Il faut souligner ici l’importance décisive des valeurs communes, et les limites des règles publiques. Une société plus juste est celle où l’accent aura été mis sur l’autonomie des personnes et des communautés ainsi que sur la prise de responsabilité, dans le cadre d’une véritable éthique. En commun avec le libéralisme est l’idée que l’autonomie des personnes et des communautés, comme des entreprises, est un facteur essentiel du juste fonctionnement de la société. En divergence, profonde, est le double fait de la nécessité d’un guidage public (régulation) et d’une orientation éthique, dans les deux cas orientées vers le bien commun.

Observer la société mondiale avant de réfléchir aux seuls aspects économiques

Ceci dit on ne peut pas réfléchir à ce qui est juste sans commencer par une description de l’état réel de ce à quoi la réflexion s’applique, en l’espèce la société mondiale, et cela va bien au-delà de l’économie. Or tant la régulation que le système de valeur dominant ne sont de façon générale pas orientés dans le meilleur sens ; en outre au niveau mondial le système est passablement instable, sans pour autant qu’il soit aisément envisageable de chercher à en sortir pour jouer une autarcie relative. A cela s’ajoutent des menaces sévères de désagrégation des communautés existantes, ou au moins de perte de pouvoir et de contrôle, notamment au niveau national. Or ce sont elles qui peuvent introduire des éléments de justice. C’est avec un tel arrière-plan qu’on peut examiner ce qu’il peut être envisagé de faire.

Des causes multiples d’instabilité

L’observation convergente de nombreux champs de la vie collective montre qu’on est entré dans un système mondial bien moins régulé et canalisé que celui des périodes précédentes. La remarque va de soi en matière commerciale ou financière : la régulation au niveau mondial en est au mieux artisanale ou embryonnaire, et dans bien des cas inexistante ou assez peu efficace. Ce qui domine est la multitude des centres et la grande hétérogénéité mondiale (ne serait-ce qu’entre pays créanciers comme la Chine et pays débiteurs comme l’Europe et les Etats-Unis, ou entre émergents et développés). D’où une anarchie des normes et plus largement la mise en concurrence de systèmes économiques et sociaux non seulement hétérogènes, mais dont les règles mêmes sont souvent opaques. Au cœur de la régulation de l’économie, c’est déjà vrai et de façon symptomatique de la monnaie : on a pris une liberté totale à l’égard de toute référence objective. Les banques centrales, désormais, font littéralement ce qu’elles veulent. La fluctuation des changes qu’on connaît depuis 1973 est la conséquence de cette absence de référence : elle n’a aucune raison de se réduire, bien au contraire.

Le retour à une autarcie relative est irréaliste

En même temps le retour à une situation d’autarcie relative, qui prévalait dans l’immédiat après-guerre, est tout à fait irréaliste. Cela ne signifie pas qu’on en restera nécessairement à une forme de libre-échange relatif, au sens actuel : on peut imaginer une forme de protection relative plus marquée qu’aujourd’hui. Mais en même temps nos économies sont difficilement concevables sans un niveau appréciable d’échange et de division du travail, et dans une fermeture totale aux circulations de capitaux mondiaux. Dès lors et quelles que soient les mesures qu’un pays prend chez lui il ne peut échapper à l’influence de ces phénomènes qui se chiffrent en centaines de milliards ou plus. Non seulement d’ailleurs au niveau économique, mais aussi politique. Qui dira par exemple le rôle décisif de la rente pétrolière dans la propagation d’un islam radical ?

Le monde est multipolaire avec l’émergence de nouvelles puissances économiques

Même observation dans le champ de la géopolitique. On est désormais passé d’un monde dominé depuis deux siècles par les pays occidentaux à un monde où il n’y a plus de puissance capable de donner forme politique à la planète ou même à une partie même limitée de celle-ci. C’est le thème bien connu de la multipolarité, l’émergence de nouvelles puissances économiques et par là à terme militaires, bien plus hétérogènes qu’avant. Chaque société peut en outre évoluer de façon imprévisible, sans qu’on puisse la réguler par autorité, et encore moins par un ou des pouvoirs dominants. Contrairement à l’attente naïve des Occidentaux, les printemps arabes n’ont pas eu pour débouché une démocratie occidentale, bien au contraire. On peut en dire autant en matière culturelle (au sens large). Contrairement à ce qu’on dit parfois, le marché s’est là aussi considérablement ouvert. Malgré la domination de la « culture » populaire américain, l’uniformisation ne domine pas : même l’assimilation d’éléments qui lui sont empruntés, loin de diminuer l’originalité locale, peut contribuer à la renforcer. L’adoption universelle d’Internet est en outre un facteur puissant de dissémination et de différenciation.

La société mondiale est une société ouverte

En bref, le système mondial et la société mondiale sont désormais dans tous les domaines plus que jamais ouverts, mouvants et sans régulation. D’où l’imprévisibilité et la difficulté de lecture. Un monde intégré mais difficile à réguler, tant par manque de pouvoir que faute de consensus est un cadre assez peu propiceà l’organisation d’une justice, tant commutative que distributive. Une communauté à notre époque est plus proche d’un esquif sur une mer agitée que d’un paysage terrestre paisible et stable.

La mondialisation joue en la faveur d’une nouvelle classe à hauts revenus

A cela s’ajoutent les évolutions spontanées des pouvoirs économiques, et plus particulièrement des répartitions du capital et des revenus. C’est là sans doute que la critique porte le plus souvent, ce qu’on appelle les ‘inégalités’. On connaît la thèse du livre à succès de Thomas Piketty (Le capital au XXIe siècle Paris Seuil 2013) : le capital tend à s’accumuler au cours de l’histoire, car son rendement est sensiblement supérieur à la croissance de l’économie. Concrètement, selon notre auteur, la nouveauté dans la période récente a été l’émergence d’une classe de hauts revenus salariaux (ou de professions libérales), prépondérante socialement. On voit émerger ainsi une nouvelle classe supérieure, en outre patrimoniale. Or cette nouvelle classe managériale tend à se définir au niveau mondial et à réduire sa solidarité avec son pays d’origine. La mondialisation joue en sa faveur puisqu’elle affaiblit la prise que la société a sur elle. Mais cela peut aussi la fragiliser politiquement – malgré ses performances. Notamment si ces dernières s’avèrent contestables, ainsi à l’occasion d’une crise. J’ajoute que culturellement tout cela s’accompagne d’une hégémonie des valeurs économiques dans la société, et d’une relativisation des valeurs culturelles au sens large. Elles comptaient encore de façon appréciable pour le rentier, au moins en affichage; c’était un héritage de la tradition aristocratique. Outre l’effet de l’hédonisme actuel, cette évolution accentue la dimension matérialiste de notre époque.

La concentration de richesse et de pouvoir au niveau planétaire qui pose des questions majeures et inédites

En outre il y a nous dit Piketty un autre phénomène et un autre danger : l’émergence d’une classe de supercapitalistes, importants non par leur nombre, plus faible que celui des rentiers d’autrefois, mais leur pouvoir immense, et sans cesse croissant. D’autant qu’eux, contrairement aux rentiers d’autrefois, non seulement ne consomment pas leur revenu, bien trop élevé pour cela, mais obtiennent des rendements de leur capital bien plus élevés que les autres, et donc très fortement cumulatifs. Un tel phénomène se combine au niveau mondial avec des rentes collectives démentielles, notamment celles des pays pétroliers au Moyen Orient. Il y a là un effet de concentration de richesse et de pouvoir au niveau planétaire qui pose des questions majeures et inédites, sûrement pour le fonctionnement des marchés, mais bien plus encore pour celui de la société internationale. Face à cela, la proposition de Piketty (un impôt mondial sur le capital) est à la fois cohérente avec son propos, et tout à fait irréalisable – ne serait-ce que par l’absence et d’un consensus et d’un pouvoir capable de le faire au niveau mondial.

Les nouvelles puissances financières échappent au politique

D’où un certain paradoxe : alors que le pouvoir politique n’a eu de cesse depuis la fin de la guerre d’accroître son emprise sur la société, au moins par le niveau de ses dépenses, la nouvelle classe de supercadres, et celle des nouvelles puissances financières ont une capacité croissante à lui échapper. Une conclusion en tout cas : il est bien plus difficile dans un tel contexte de faire régner une justice distributive satisfaisante, et même une justice commutative. Mais cela n’empêche pas d’agir. Non dans le sens d’une utopie égalitaire ; mais pour tenter de réguler les mouvements qui viennent d’être décrits et se recréer collectivement la plus grande marge de manœuvre possible dans un tel environnement.

Malgré les freins, que peut faire le politique ?

Autres publications

Pierre de Lauzun
Ancien élève de l'ENA et de l'Ecole Polytechnique qui a fait sa carrière dans la haute fonction publique et le domaine bancaire et financier Essayiste